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COURS LOLA COURS

par VIRGINIE DESPENTES

« Alors tout a commencé à me faire horreur, tout, les passants, les trottoirs d’école primaire, et les phrases légères de ceux dont j’observais le corps oxygéné et triomphant: ma génération qui restait vaseusement jeune jeune jeune.
Ils disaient « tranquille », « à la cool », ils disaient « ciao ciao » en votant à gauche, achetaient aux épiciers arabes des poignées de bonbons verts en plastique, ils s’exclamaient « je prends aussi les nounours, Monsieur » et leur rire transpirait la certitude très juste qu’ils avaient d’être en train de crever quand même. Ma génération remplissait consciencieusement les papiers des impôts et avalait calmement les codes barres et des brunches. Puis elle rotait de la tequila le week-end et se réveillait tard.
J’étais entourée de Presque Morts affolés d’être encore vivants et ils s’employaient à amenuiser cette sensation qui les tenaillait.
J’avais moi-même des accès de mort comme des évanouissements à mon état de vie.
Je n’allais quand même pas vieillir avec eux. J’étais en train de vieillir avec eux. »

J’ai envoyé un mail à Technikart, intitulé « la Nièce du juif polonais », parce que j’avais envie d’écrire quelque part quelque chose sur le livre de Lola Lafon. « De ça je me console » est un roman poétique, léger et drôle, mais les mots bien trempés dans le moteur à merde, ce ui fait qu’à part être poétique, ça reste une bonne claque dans la gueule. Lola Lafon prend des notes sur ce dont on ne parle pas ailleurs, elle pratique de l’archéologie à vif, elle fixe des espaces prochainement disparus. Un roman de solitude politique, radical, sans résignation.
L’héroïne a perdu sa meilleure amie, une improbable italienne soupçonnée d’avoir assassiné son patron. Une histoire entre gens sans nationalité fixe, sans langue fixe, un des rares romans où soit consigné ce français d’étranger, ce français qui s’apprend sur le tard, dans la rue, entre expatriés. L’héroïne perd aussi son père. et raconte comment elle a perdu son pays d’enfance, la Roumanie, bloc de l’Est, quitté à 12 ans. Elle note comment son oncle, assassiné politique, est mort sous les yeux du grand public, comment il fallait garder le silence. Elle rencontre des anciens, qui transmettent leur discours de résistance.

Résistance. Lola Lafon liste des pistes de résistance, squats,action directe, précarité, exil, femmes qui refusent d’être des pondeuses. Difficile de réussir un roman sur la résistance, surtout en donnant cette impression de légèreté, de facilité. Du beau travail de danseuse. Lola Lafon dresse pour les enfants qui ne seront pas les nôtres car nous ne leur transmettons rien de ce que nous aimons, un inventaire des formes de résistances du début du siècle. Elle écrit sur les espaces parallèles, cachés, disparus ou clandestins.
« De ça je me console » n’a pas beaucoup attiré l’attention des médias. Evidemment, c’est tout à son honneur. Et ça n’est pas le seul bon livre oublié cet automne. Mais, quand même, aux reponsables de rubriques livres ça donne envie de dire: continuez comme ça, tas de connards. Continuez à tuer toutes les occasions que vous avez de survivre. Faites-nous chier avec des bouqins qui laissent intact, qui s’inquiétent du réel avec cinquante ans de retard, une fois que la lecture des vainqueurs est clairement définie.
Continuez à nous faire chier avec des livres qu’on a déjà lus cinquante fois, qui sont tous écrits de vos salons et ne rendent compte que de vos salons. Vous avez raison: vous pouvez vous passer du regard de Lola Lafon, vous pouvez en faire l’économie. Car enfin, le libéralisme destroy, on commence à le comprendre, c’est comme le soleil qui se lève chaque matin: on n’y changera rien, l’essentiel c’est de pouvoir bronzer.

« cet état ne tomberait probablement jamais puisqu’il nous avait nous. On était son soutien le plus sûr, pleins d’un savoir qui distillait dans nos corps une pesanteur, une anesthésie locale qui nous permettait de tout faire à la fois: voir, savoir et participer à ce qu’on dénonçait.
Notre sagesse nous tuerait, nous qui ne confondions jamais réalité et fiction, et on savait jusqu’où aller, on n’irait pas trop loin. On s’enthousiasmait pour des insurrections lointaines, des Indiens formidables et tant de films où des héros déjouaient une Matrice Policière qui plaçait des caméras autour d’humains tous incrustés d’un code-barre. On en récitait des phrases, de ces films, munis nous-mêmes d’une certe de transport à puce qui permettait de nous localiser partout dans la ville, notre portable servait d’émetteur dans notre poche, et on se prêtait à tous les contrôles, on les devançait même. Tous nos va-et-vient de danseurs écartelés entre nos vies plan A et celle plan B, le au cas où.
Et on se disloquait entre notre désir et ce qu’on allait devoir avaler, notre sagesse nous tuerait. On restait ouverts, notre corps intégrait de force sa défaite. On se tordait silencieusement sans jamais se casser, on était devenus si souples, lentement on s’était faits à tout. On obéissait à nous-mêmes. »

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