• Catégories

Libération

Poing de rupture

Lola Lafon, 29 ans, rockeuse, auteure d’un roman qui tient du manifeste générationnel et du manuel de guérilla urbaine.

Par STÉPHANIE BINET

La dégaine un peu dépassée de chanteuse de rock alternatif, la frange coupée à la naissance du front, Lola Lafon porte une étoile noire sur son T-shirt. Celle de son collectif autonome, les Etoiles Noires Express, qui milite sans concessions «contre ceux qui cassent les vies». Ils se font embaucher pour ralentir les cadences dans les McDo, mettent en scène les expulsions de clandestins dans les agences des compagnies aériennes… A chaque contre-sommet du G8, Lola et ses …toiles forment des «black block», une tactique de manifestation violente créée par des militants radicaux allemands dans les années 80. Habillés en noir, ils avancent au milieu la foule en mur compact pour faire face aux forces de l’ordre.

Tout ça, Lola Lafon le raconte dans son premier roman, Une Fièvre impossible à négocier, à mi-chemin entre le manifeste d’une génération, un manuel de guérilla urbaine et le mode d’emploi de la survie après un viol. Dans le roman, Lola-Landra est danseuse, a vécu en Roumanie jusqu’à l’âge de 14 ans, écrit des chansons à son retour en France et se fait violer par un employé d’une maison de disques. Landra, «qui ne veut pas mourir mais qui n’arrive plus à vivre», se rend à un rassemblement après avoir lu une affiche : «La résignation est un suicide quotidien». Là, ses nouveaux copains brisent une vitrine du géant américain Gap. S’ensuit une plongée dans les milieux autonomes. Un livre autobiographique qui flirte avec la fiction pour mieux digérer sa propre histoire.

Lola aussi a été violée un 14 septembre mais ne veut pas préciser l’année, tout comme la date exacte de sa naissance. Elle veut rester «transparente, disparaître, pour pouvoir continuer [ses] actions militantes», dit-elle. Lola Lafon n’est pas un pseudonyme et elle ne cache pas son visage pour faire la promotion de son roman-pamphlet anticapitaliste («Le véritable nom des altermondialistes, mais il fait peur»). Elle veut savoir combien de personnes sont atteintes par la fièvre : «Aujourd’hui, des jeunes entre 16 et 25 ans m’écrivent : « C’est exactement ce que je pense, je suis moins seul. » C’est l’état d’esprit dans lequel j’ai écrit : le sentiment d’être isolée et en même temps d’être très banale. Il existe une génération de contre-culture, une majorité silencieuse qui n’a pas le choix, pas d’idéal, mais qui va moins se vautrer que tous ceux qui ont cru dans un truc très fort , lequel s’est finalement écroulé. On n’a pas de projet de société mais il va falloir trouver une autre manière d’exister.»

Fasciné par l’organisation des autonomes, Frédéric Beigbeder, son éditeur et jet-setter, reconnaît que la génération de Lola est plus idéaliste que la sienne : «Nous, on est probablement allés trop loin dans la rigolade avec les Guignols. Celle d’après a compris que c’était une impasse. À force de rire de tout, on ne change rien, on devient immobile et lâche. Souvent, le cynisme, c’est une manière de se réfugier, d’accepter le monde tel qu’il est avec un sourire en coin, pour avoir l’air supérieur. Cependant, on ne peut pas ricaner quand on envoie un cocktail Molotov.»

Dans son roman, Lola Lafon répète comme un refrain «J’en sais maintenant des choses pour une jeune». Elle explique : «Si tu es un peu lucide et que tu regardes ce qui se passe autour de toi, c’est vachement dur de vivre dans ce monde. Soit tu collabores à ce qu’il y a de pire et tu construis ton bonheur sur le malheur de 80 % de la planète, soit tu refuses.»

Lola grandit jusqu’à l’adolescence dans la Roumanie des Ceausescu. Ses parents, communistes français, sont lecteurs à l’université de Bucarest, le père est spécialiste de la littérature des Lumières. Jeanne et Henri Lafon organisent des spectacles pour diffuser la chanson française. A la maison, on parle peu de ce qui dérange. Pour justifier ces années sous la dictature, Lola imagine dans son roman ses parents espions. Elle cultive les zones d’ombre. Son père aussi : «Nous étions communistes mais nous aidions des gens qui étaient plutôt anticommunistes. Nos amis roumains nous demandaient régulièrement de quel côté nous étions. Nous faisions notre travail de professeurs. Lola a vécu une situation complexe, ambiguë.»

Au milieu des années 80, ils reviennent en France, désenchantés par «un communisme dogmatique, desséché» et assistent «hallucinés», se rappelle Lola, à la chute de Ceausescu devant la télé : «Pour moi, c’était un monde qui n’allait jamais bouger. Trente ans sans être discuté: on le conspue, son visage se fige, il bégaie. Longtemps, j’ai été hanté par cette image.»

Après avoir vécu dans un pays communiste, on l’imaginerait libérale, pourtant l’excès de liberté ne lui plaît pas : «Au lycée, en France, plus rien ne tenait debout pour moi. Le communisme de mes parents ne pouvait plus défendre quoi que ce soit. Il n’y avait rien devant, c’était no future. La liberté des pays capitalistes, je me suis assez vite rendu compte que c’était bidon, il y avait le pouvoir du porte-monnaie, c’est tout. Les premiers SDF que j’ai vus, c’était en France. Je ne comprends pas les Galeries Lafayette et un clochard dehors.»

Après son bac option danse, elle s’inscrit à la Sorbonne, en anglais, «comme ça, je n’aurai pas trop à travailler». Au bout d’un an, elle est fille au pair à New York et passe six mois dans une école de danse. De retour en France, elle écrit des chansons, retrouve son meil leur ami, Luis, éducateur de rue. «Le courant passait très bien entre elle et les jeunes, raconte-t-il. Comme Lola, ils sont en rupture de la société. Ces jeunes qui sont à la rue ont une conscience aiguë de la place qu’on leur réserve.» «Lola s’ennuyait dans ce qu’on lui proposait, renchérit son père. Elle a toujours été comme ça, à l’école, à l’université…»

Et puis, un 14 septembre, c’est le drame. Un homme de son entourage la viole. Elle ne va pas chez le médecin, ne porte pas plainte, la peur de ne pas être crue… Elle se mure dans le silence et plonge dans l’univers des squats et des milieux autonomes. Pour Lola, un engagement politique qui n’est pas relié à quelque chose d’humain fait du militant «un simple soldat et c’est terrifiant». Dans le livre, le viol a un sens politique : «C’est le stade ultime du fascisme. Une fois que Landra a été traitée comme un objet, qu’elle sait ce que c’est d’avoir été humiliée, d’être dans la peau de celui ou celle qui est à genoux. Le seul repos qu’elle pourra trouver, c’est avec des gens dont elle est sûre, qui combattent ça.» Le fascisme, les violeurs, les briseurs d’utopie, les casseurs de rêve… de vie.

Dans le civil, Lola avance en «black block» : «Je ne suis pas couple, je suis groupe.» Elle a quitté les squats pour vivre en colocation avec les musiciens de Leva, son groupe de rock balkanique. «Tout seul, la règle du jeu est complètement monstrueuse. Le monde est en pierre, il est trop dur.» Vouloir se protéger des règles, c’est aussi reconnaître qu’elles existent. Les refuser d’abord, les changer ensuite, c’est mieux. Pendant ses concerts avec Leva, Lola Lafon lit des passages de son livre. Elle veut contaminer le monde de sa fièvre : «Mes mots se baladent chez des milliers de gens qui me renvoient leur similitude. C’est beau. Ça calme.» La fièvre, c’est contagieux et ça se soigne.

LOLA LAFON EN 5 DATES

Janvier 1974: Naissance dans le Nord, où ses parents sont enseignants.
1995: Début de son activité militante. Premières manifestations contre le CIP (le «Smic-jeunes»).
1998: «NRV», revue de Frédéric Beigbeder, publie sa nouvelle «Ne m’aime pas». Elle entre dans un groupe de paroles après avoir été victime d’un viol.
Février 2003: «Une fièvre impossible à négocier» (Flammarion).
Août 2003: Enregistre la bande originale du livre avec son groupe de rock, Leva.

Bookmarquez le permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *