Déclaration d’indescendance

libe-logoArticle paru le 1 décembre 2007, dans Libération.

La semaine de Lola Lafon

 

 

Samedi Rappeler à Dieu les corps passés par la fenêtre

Ce matin, je me réveille inconsolable d’avoir grandi, comme un deuil à faire de soi-même. C’est peut-être l’accumulation de toutes ces fins, ces mouvements arrêtés : la fin d’un début de mouvement social (ou est-ce une pause ?), la mort de Béjart et les photos de Barbara, partout, le bras levé doucement le long de son cou dégagé, la tête penchée vers le micro. Quel échec la mort pour un danseur. Quelle erreur. Adolescente, j’avais barré les murs de ma chambre d’une affiche qui disait : «I’d rather be dancing»[Je préférerais être en train de danser]. Danser, travailler infiniment son en dehors, rester en dehors surtout, de tout ça. Dans le «carnet du jour» du Figaro que je lis pour la première fois, il y a de quoi ne pas s’ennuyer ce week-end : le rendez-vous des «créateurs d’emploi», une vente de charité à Sainte-Croix de je ne sais quoi, et un débat essentiel : «Au XXIe siècle, est-il encore permis de vivre ?», question qu’on est en droit de se poser en France, vu le nombre de corps qui ont préféré passer par la fenêtre à la simple idée d’une visite de la police française. Mais, pour le Figaro, il n’est pas question de ces vies-là, juste d’un congrès de «Laissez-les-Vivre SOS futures mères», (mouvement «pro-vie» qui, aux Etats-Unis, exécute les médecins pratiquant les avortements) Dans le Figaro, toujours, quand on meurt, on est «rappelé à Dieu». Béjart, lui, a consacré un ballet à Nijinski, qu’il appelait le «clown de Dieu», Nijinski qui affirmait : «Je suis un homme bondissant et pas un homme assis. J’ai d’autres habitudes que celles du Christ. Il aimait être assis. Moi, j’aime danser.» C’est, paraît-il, la «journée sans achat». Alors, «si tu veux avoir une vie, vole-la !» (Lou Andreas Salomé), sera mon conseil du jour.

Dimanche Les auteurs de cet acte

Dimanche banal dans les rues de Paris. Les poussettes tout-terrain aux roues charnues avalent les trottoirs. On fait patiemment la queue devant des boulangeries réputées pour y acheter des confitures équitables, à nos pieds des personnes nous tendent la main, assis sur leurs valises. Devant un café, une trentenaire évoque à son amie le concert de Mika ; elle se trémousse, lève maladroitement les bras en l’air en faisant «hin, hin» : «Je l’aime parce que TOUT est positif, chez lui, tu vois ! C’est GAI !!» Deux rues avant d’y être, on entend déjà sa voix : une femme chante rue de la Banque, chez les «mal-logés». Les tentes, les bâches bleu marine balisent le trottoir. Le micro passe de femme en femme, cet après-midi, on fête en musique les quatre bébés nés récemment à l’hôpital. Collée à une des fenêtres de l’immeuble, cette affiche : «Ici, 250 familles sans logis en lutte depuis le 3 octobre pour un logement. Nous sommes en situation régulière, français, nous avons un travail payé au lance-pierres.» A cet endroit, l’affiche est chevauchée par une autre similaire, qui lui fait écho : «. au lance-pierres, au lance-pierres.» A l’intérieur de la Bourse, en face, 200 auteurs dédicacent et vendent leurs livres. C’est la Fête du Livre organisée par le Figaro Magazine (encore !). Ce dimanche, la littérature française est bien à sa place, dans le Palais Brongniart, derrière des doubles vitrages soigneusement clos pour ne pas que les chants des mal logés viennent déranger les dédicaces. Quelques uniformes devant ladite fête conseillent aux auteurs de garer leurs voitures plus loin et ajoutent : «Merci de votre collaboration, monsieur.» Les flics ont vraiment le mot juste, quand ils ne le font pas exprès.

Lundi En route !

On boit un café avec des amis, et voilà qu’ils annoncent avec un petit sourire sérieux et niais : «On va mettre un bébé en route.» Ces mots nous kidnappent, nous jettent dans un lit moite et inconnu entre eux deux, nous voilà témoins de leur essai de production humaine. Et il faudra commenter leur nouveau «projet» comme on a commenté leur voyage en Inde l’été précédent. Chaque fois qu’on se recroisera, le projet sera détaillé et réévalué avec les déceptions, «toujours rien» (et dans ces cas-là, la femme soupirera, préoccupée, et son partenaire de projet baissera la tête, coupable du toujours rien). L’amour producteur efficace, plein d’autoroutes de bébés fabriqués consciencieusement, les corps étalés, le Paris-Plage du couple, si on peut m’épargner, merci. Juste raconter si vous êtes amoureux, électriques d’envies, désirants, malheureux, exaltés ou en colère. L’amour ne produit pas autre chose que des extraits d’étincelles inoubliables, c’est déjà vraiment bien.

mardi Morts pour rien

Dimanche à Villiers-le-Bel, deux jeunes garçons meurent après avoir été percutés par une voiture de police. Depuis, comme pendant les grèves où on n’y entendait que des témoignages d’«otages exaspérés», sur France Info, les analyses se succèdent. Quelle «mauvaise colère» que celle de ces jeunes, quelles émeutes «absurdes». Ainsi, il y aurait une «saine» colère (où on ne casse rien ?). Il y aurait également des émeutes «sensées», dont les émeutes de banlieue ne font apparemment jamais partie. Les émeutes correctes sont au musée de la Révolution, ce musée plutôt bien blanc. De très bonnes âmes assurent que chacun, dans ce pays, a des droits égaux et que «toute la lumière sera faite sur cette affaire». Je pense à cette phrase de l’écrivaine anglaise Helen Zahavi : «Les droits sont une illusion. Les droits n’existent pas. Vous possédez uniquement ce que vous pouvez défendre et si vous ne pouvez pas le défendre, vous ne le possédez pas.»

P.S. : Quel malaise, cette minute de silence pour les femmes mortes sous les coups, dimanche (journée contre les violences faites aux femmes), quand la plupart des victimes se taisent, emmurées des années.

Mercredi Mon pull qui gratte

Depuis hier, une petite phrase laide lue dans le Parisien me reste dans la gorge. Un des amis de Bénabar, commentant son style vestimentaire : «On a connu son style pourri, son style roumain avec des pulls qui grattent. Maintenant on le tanne d’autant plus qu’il est passé au classique, au pas de faute.» Ainsi, le «sans faute», la classe bien française, s’oppose aux tissus qui «grattent» de l’Est, avec «roumain» en synonyme de faute de goût de pauvres. Souvent, quand je dis que j’ai vécu toute mon enfance en Roumanie, on me demande avec un clin d’oeil si je sais trafiquer les horodateurs. C’est élégant. La misère a ses détails comme la mode a ses «indispensables». «Messieurs, Dames,. un euro., une très bonne soirée.» Fébriles, des hommes et des femmes se succèdent devant nous, dans le métro, dans la rue. Nous notons. Nous sommes ces casting directeurs de la misère, nous sommes ces spectateurs las, sceptiques, exigeants et blasés. Les chaussures sont-elles vraiment usées ? Et les dents ? Et ce blouson ? Celui-ci est-il crédible, sa précarité est-elle convaincante ? Sont-ils véritablement pauvres, assez pauvres pour mériter nos centimes d’euros ? P.S. : N’ayant pas de télé, c’est avec retard que je tombe sur les propos de Brice Hortefeux dans Capital. Question : «Y aura-t-il toujours des sans papiers sur le territoire français ?» Hortefeux : «Si vous rêvez d’une société idéale dans laquelle il n’y aurait que des citoyens honnêtes, propres [.], la vérité c’est que c’est un combat permanent.» Le FN devrait demander des droits d’auteur à ce gouvernement.

Jeudi Fouiller le vivant

Hier soir, Dominique A. en concert. Il chante parce que les mots ne peuvent pas tout dire, il chante comme on alerte, sa voix a la douceur d’un sourire, de sa musique, il fait un vertige sauvage. Il m’a écrit une chanson pour l’album à venir. On regrette souvent ce qu’on n’a pas dit à quelqu’un, un geste qu’on n’a pas eu. Cette chanson est le geste, le mot que je n’ai pas su avoir, parfois. Alors je remercie infiniment Dominique A. Comme chaque matin, écrire. Ouvrir grand les bras quand les mots frappent au coeur, fouiller le vivant. Ecrire pour ne pas être renversée par le reste. Ecrire cette peur qui nous tient, à avoir autant peur de mourir que de vivre presque morts. Certains jours, les «personnages» rechignent à être (d) écrits et me laissent seule face à l’ordinateur, tristement colérique. Et puis, ils me reviennent, mot à mot, c’est une réconciliation douce. Je note dans mon portable, quand le papier est hors de portée, ce que je ne veux pas oublier. Avant de me coucher, ce soir, mon portable m’annonce en clignotant : «MASCARA EPITAPHE». Le premier est à ne pas oublier d’acheter demain, et «épitaphe» servira au refrain de ma prochaine chanson. Bonne nuit.

Vendredi Allons enfants  de l’apatride

Il est de retour de Chine et éructe sa jouissance interminable du coup de rein en force : «voyoucratie/enragés/voyous/empoisonner la vie/procès assises/criminels/pedigree judiciaire». En ces temps d’hystérie identitaire, je ferais bien circuler une «Déclaration d’indescendance». On y déclarerait ne vouloir descendre de rien ni de personne. On se réjouirait d’être les enfants des mots, des idées qui nous tiennent chaud, celles qu’on invente. On lirait Guyotat : «La réduction de l’affect à la petite zone humaine qu’est la famille, et encore pire, après, au couple, est quelque chose de terrifiant pour moi. On devrait pouvoir vivre avec l’humanité entière.»

A bientôt, Lola.

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