Article paru le 11 juin 2011 dans Libération.
La Semaine de Lola Lafon.
SAMEDI
S.T.O…ry telling
Ces commentaires soucieux décortiquant ce qui nous «arrive», ce quelque chose auquel on ne pourrait rien. Un typhon cruel qui dévasterait le pays. Une lettre qui nous «arriverait» par erreur. Quand, en vérité, tout ce qui est en train de se passer ici ne nous «arrive» pas, mais nous le comprenons par cœur, le voyons se construire depuis des années. L’infiltration fangeuse de cette pensée rance. Tout entière contenue dans une phrase courte composée de mots prudents qui serpentent, ce week-end, dans un dossier du Figaro Magazine sur la «France des assistés» : «Dans les départements d’outre- mer, l’assistanat est un mode de vie de plus en plus répandu.» De l’odeur d’égout des mots, du parfum tenace qu’ils laissent dans nos cerveaux trop ouverts à l’ensemble des ravages, quand on ne les vomit pas assez vite, tous ceux-là, depuis 2007 (vermine-envahissent-voyoucratie-tolérance zéro-guerre nationale).
PS : On pourra également s’amuser, dans le même magazine, de ces historiettes fantasmant des armées de chômeurs zombies capricieux, voraces suceurs d’allocations («A Bali avec sa prime de précarité !» «Elle refuse douze offres en quinze jours !» «La clim sinon rien !», «des demandeurs d’emploi dont l’univers se résume à un gros sofa face à un immense écran plat qui ronronne en permanence»).
DIMANCHE
Zone libre
Elle est belle comme une catastrophe. Elle tangue sous la lumière, une vague saturée de brouillards électriques lui fait fermer les yeux un instant. A ses côtés, Serge Teyssot Gay renverse son visage en arrière, il offre un instant de hasard à ses doigts sur sa guitare. Le son lui infuse le sang, il tend et arme son corps. Casey est debout, les mots à même le cœur. Crue et hors d’haleine, neuve, follement vivante, elle est l’Autre* parmi tous ces groupes, voix blanches aux pâles refrains acharnés à faire que le public «s’éclate» sans jamais exploser. Au matin, très tôt, je repars de Saint-Etienne et du festival Paroles et musique dans lequel j’étais programmée la veille, les pierres sont sombres sous la lumière humide, un orage muet couve.
*Autres : ceux qui sont sous le feu, ces filles et ces garçons des «quartiers» qu’on désigne mathématiquement en comptant les degrés qui les séparent d’un Nous correct. Première génération. Deuxième génération.
LUNDI
Cagole au féminin
Des mots viennent de rentrer dans le Robert, dont celui-ci, «cagole» : «Jeune fille, jeune femme qui affiche une féminité provocante et vulgaire.» A celles, jeunes, qui seraient pourvues d’une féminité, on recommandera de bien la vérifier avant de s’en servir. Qu’est- ce qu’une féminité? Que (ou qui) provoque-t-elle, quand elle est affichée ? Y en a-t-il une convenable ? Serait-ce celle des épouses«dignes et courageuses» qui soutiennent leur mari victime d’une féminité «vulgaire» de femme de chambre ? Des princesses muettes qu’on marie en prime-time ? En ces temps de pétainisme tendance (le retour de la valeur famille et maternité, finalité de toute féminité «correcte», le «plus beau rôle de ma vie/avant je n’étais rien», clament ces actrices et ces chanteuses), on est bien tentée, ce matin, de se faire pirate ou enfant sauvage, voire de s’échapper de son genre comme une petite fumée d’un soupirail, sa féminité dans un sac à dos comme un costume trop difficile à porter, abandonné en attendant de savoir quoi en faire.
PS : le combat contre le sexisme avance ! Deux magazines consacrent leur une à «la France des machos» et aux «femmes et l’affaire DSK». Le Nouvel Observateur a choisi une blonde femme de synthèse qui entrouvre la bouche, apparemment apeurée, la bretelle de sa robe laissant voir des seins cyber fermes prêts à l’utilisation et Marianne a préféré la photo d’une «féminité»sans tête, deux immenses jambes sur talons aiguilles et mini jupe. Magazines cagolisés.
MARDI
Lois acides
Des propositions de lois hâtives, encore, appliquées comme des compresses acides à nos vies, de petits animaux féroces lâchés entre nos jambes. Le travail obligatoire pour les allocataires du RSA et un Eric Ciotti qui propose une «plus grande sévérité dans l’exécution des peines» pour éviter la «démotivation des forces de police». Jusqu’où iront-ils ? Jusqu’où on les laissera aller.
MERCREDI
Fêtes impolies
Ecrire, alors, pour ne pas être grignotée d’incessants «ça ne changera rien», «à quoi ça sert», toutes ces phrases raisonnables et raisonnées généreusement distribuées au moindre geste imprévu, à chaque amorce de mouvement sans mobiles apparents, toutes les indignations, les printemps arabes et les joies explosives de nos fêtes impolies. A ne pas oublier, Joyce Carol Oates, qui n’est pas morte ce matin : «Quoi que vous fassiez, que vous le fassiez seule ou non, à quelque moment que vous le fassiez, de quelque façon que vous le fassiez, pour quelque raison que vous le fassiez, quelque mystérieux soit le but dans lequel vous le fassiez, n’oubliez jamais que sur l’autre tableau de la balance il y a toujours le néant, la mort, l’oubli. Que c’est vous contre l’oubli.»
JEUDI
Maux d’ordre
Roberto Castelli, garde des Sceaux de Berlusconi jusqu’en 2006, a envisagé d’utiliser les armes contre les immigrés, proposé d’ajouter un crucifix au drapeau italien, et menacé de poursuivre Battisti (libre ce soir) «partout et à jamais». Je ne doute pas qu’il apprécierait cette délicieuse définition du féminisme donnée en 1992 par Pat Robertson, un ultra-conservateur américain : «Le féminisme encourage les femmes à quitter leur mari, tuer leurs enfants, pratiquer la sorcellerie, détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes».
VENDREDI
Lucy, on reprend la nuit
On l’aura compris récemment, les femmes «seulement» violées provoquent plus de méfiance que d’empathie. Il faut qu’elles témoignent de coups, de tortures. Parce qu’une simple pénétration de plus ou de moins dans un sexe fait pour être ouvert, qu’est-ce que c’est ? Ce non-événement. On l’aura compris également, s’il est devenu acceptable d’être indignée(s), cette tolérance s’arrête à négocier la longueur de sa laisse, (la volonté de détruire ce qui nous détruit, et pas simplement de l’aménager, sera aussitôt stigmatisée comme une irresponsabilité infantile). Je pense à ceux-là, croisés, aimés, ces êtres torrentiels aux idées métalliques qui fusent comme des balles, irrécupérables. A celles aussi, exilées volontaires de leur sexe et de leur destin biologique, dont tous les empires souhaitent minimiser l’existence ou effacer les traces. Je pense à Lucy Parsons, l’infatigable oratrice féministe et anarchiste dont la police de Chicago disait, en 1883, qu’elle était «plus dangereuse qu’un millier d’émeutiers». De Lucy, il ne reste presque rien, puisque les autorités ont détruit la totalité de ses documents qui n’ont pas brûlé dans l’incendie de sa maison en 1942, considérant que même morte, ses mots pourraient inspirer des générations de lecteurs… Lucy Parsons terminait son texte «Adresse aux vagabonds» par ces mots : «Alors, traduisez votre tragédie en actes, sur le champ !…. Car chacun d’entre vous, vagabonds affamés qui lisez ces lignes, pouvez faire vôtres ces petites méthodes artisanales de guerre que la Science a mis entre les mains des pauvres gens […] Apprenez l’usage des explosifs !» Lucy, étrange oiseau au bruissement d’ailes tenace, est ce bruit qui court encore…
Lola Lafon
Source internet : http://www.liberation.fr/chroniques/2011/06/11/rendre-la-justice-et-garder-le-feu_742045