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Extrait 3 : L’AGE DES ALLEMANDS

L’AGE DES ALLEMANDS

« Quelle que soit notre conversation, ma grand-mère réussissait à me glisser ces quatre mots qu’elle prononçait de toutes les manières, en chuchotant, en affirmant, en exigeant, en suppliant.
Elle se rapprochait d’un air important, comme pour me prévenir que si je ne lui obéissais pas, quelque chose irait vraiment mal, c’était un conseil qu’elle me donnait:
« Il Ne Faut PAS Oublier ».
Elle ne me précisait pas quoi. Parce que depuis des années, je crois, elle ne parvenait pas une seule journée de sa vie à oublier ce qu’elle me recommandait de ne pas oublier. Du coup, elle se contentait de me rappeler la conclusion de ses cauchemars, tous les jours.
Je retenais quand même : Ne Pas Oublier. Et je me souvenais de n’importe quoi, de tout ce qu’elle me disait, au cas où ça aurait été ça, qu’il fallait justement ne pas oublier.

Lire de vrais livres
Arrêter d’arracher les fourches de mes cheveux
Ca fait loucher, je vais me coincer les nerfs optiques rester comme ça
Parler plus lentement articuler
Ne pas me ronger les ongles à cause de l’appendicite
Ne pas marcher pieds nus
Les Allemands
Les soles sont très bonnes pour la santé, les aimer
Ecrire au Secours Populaire leur donner mon argent de poche (une partie)
Savoir que j’avais de la chance

(d’être en vie par exemple)

Certains détails de ma famille étaient inoubliables, je ne les notais même pas.
Le son de la voix du frère de ma grand-mère, par exemple. Je ne l’avais jamais entendu. Il n’en avait pas, de voix, en tout cas, il ne prononçait pas de mots.
Pourtant, on l’entendait chanter « hmmmm » dans la salle de bains. J’imaginais qu’il nous trouvait peut-être tous trop lamentables pour avoir envie de nous parler, mais il me tendait le sel avec un gentil sourire penché, et souvent, posait sa vieille main sur mes cheveux pendant que je mangeais, l’air étonné que je sois à table avec lui.
Ce qui l’étonnait, c’était d’être là, avec nous, m’avait expliqué ma sœur. Et elle rajoutait, comme une explication logique à son silence et à son étonnement: « Tu as vu son numéro ? ».
Je ne voyais pas trop le rapport mais répondais à ma sœur oui bien sûr, avec son numéro, plus la peine de nous parler et je fixais les chiffres violets de son matricule tatoués sur son poignet gauche. Ils allaient de sa bouche à l’assiette en silence.
Ma grand-mère, elle, entre autres choses inoubliables, avait quatre prénoms usuels, mais à la différence des catholiques, par exemple, elle avait autant de passeports que de prénoms.
Un russe de naissance, puis un roumain d’adoption, un prénom hébreu aussi et un autre, de vrai française. Celui là n’avait servi que pendant la guerre. Comme elle ne réussissait pas à le prononcer elle-même, je me demandais souvent comment des gens avaient pu croire qu’elle s’appelait Raymonde et pas Luminita.

La chose que ma sœur et moi redoutions plus que tout quand on se promenait avec nos parents, était de croiser des Allemands. Tout le monde nous regardait dès qu’il y en avait quelque part. Surtout s’ils étaient vieux.
Partout, dans les hôtels, dans les rues, dès qu’elle repérait des vieux Allemands, ma mère se mettait à serrer le bras de mon père en les montrant du doigt puis, accrochée à lui, elle les scrutait, et bredouillait quelques calculs. Alors il fallait toujours répondre à la même question, même si elle ne semblait pas entendre notre réponse:
« Il a l’air d’avoir quel âge à votre avis, 60, plus ? Moi, je dis plus … Ca fait que….il avait…. 26 ans en 1941 ».
Ma sœur essayait de les rajeunir avec conviction, pour la paix du cœur de ma mère. On avait calculé avec ma sœur, qu’on serait tranquilles si tous les Allemands qu’on croisait avaient quarante ans.
Puis, comme si elle venait d’échapper à un grand danger, une fois qu’on les avait dépassés, ma mère se tournait vers nous avec la même conclusion :
« J’aurais dû mourir, et alors… Si j’étais morte avant de naître, vous, vous n’existeriez pas… », et elle pleurait notre mort qui n’avait pas eu lieu.
Heureusement, il n’était pas question de vacances en Allemagne, et en Roumanie, il fallait juste éviter les soirées données à l’Ambassade d’Allemagne.
Régulièrement menacée par ma mère et ma grand-mère de non-existence évitée, j’ai fini par en conclure que je devais certainement ma naissance à des indulgences allemandes. Il y en avait au moins un qui avait laissé ma mère pousser en racine de morte, vivante. Je décidai de leur en être très reconnaissante, aux Allemands, d’avoir oublié ma mère. »

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