CE DONT JE ME SOUVIENS CE QUE JE CONNAIS DE TOI
(la « légeresse » de tout ça)
Quand tu me faisais la bise et que tu appliquais ta bouche consciencieusement fort sur ma joue, avec l’enthousiasme de la fille qui veut suivre les coutumes du pays où elle vient d’arriver. Tu ne le sais pas mais personne ne fait de vraies bises ici, à part toi.
Tes chaussures. Marrons avec des lacets fins d’homme. Très laides.
Quand la serveuse italienne du salon de thé où je travaillais le samedi m’a expliqué que tu venais de Rome, tu allais étudier à Paris un an, et tu habiterais dans mon quartier. Est-ce que je ne pourrais pas te rencontrer pour te familiariser avec le Champion, la boulangerie et le café.
Je t’ai donc donné rendez-vous chez moi, je me souviens j’étais extrêmement en retard, ça n’était pas le moment pour moi, je n’avais pas envie de jouer à la guide touristique. Tu m’attendais devant la porte, tu étais jeune, assise sur le trottoir, à côté d’un vélo pourri. Tu as souri à mes remords en agitant les mains pour dire non non pas grave.
« Non ti preocuppa ».
Ta queue de cheval, enfin, tes cheveux. Tes lunettes aussi. Tes boucles d’oreille à l’oreille droite, tu en avais quatre, et une d’entre elles faisait NO, mais souvent elle tournait et ça faisait : ON.
Ta voix. Ondulée de l’intérieur quand tu disais mon prénom. Tu m’appelais et ton premier mot n’était pas « allô » ou « pronto ». Ta voix s’ouvrait, comme ça, en kaléidoscope sur mon prénom, comme si je venais de te taper sur l’épaule dans la rue, et que te retourner pour te trouver face à moi était l’événement le plus inattendu de ta journée, le plus formidable. Alors que c’est toi qui composais mon numéro. Même là, au moment où j’écris, j’entends la tonalité de mon prénom quand tu le dis. Avec l’accent tonique sur la troisième syllabe. Vraiment joli. Comme un début de chanson, le genre où, dans le refrain, on a envie de faire hop hop en se levant.
Puis, au bout de quelques semaines tu as commencé à parler une sorte de français à grande vitesse, et tu vérifiais mon attention toutes les deux phrases : « Tu compris ? »
La première fois que tu es venue chez moi, tu as regardé toutes les photos de danse que j’avais collées sur le mur en face de mon lit.
Je te présentais tout de suite un mot d’excuses pour Sylvie Guillem. C’est que, la Danse, en photo, il n’en reste qu’un côté platement gymnastique, on ne voit plus que le pied en forme de poignard au bout de la jambe en arabesque, l’angle parfait que ça fait avec le dos.
« Alors que c’est exactement l’inverse, the opposite, tu vois, danser c’est passer d’un mouvement à l’autre, c’est la façon dont tu vas d’un pied à l’autre, ta capacité, comment le faire sans que ça soit atroce, je veux dire, bancal, ah, oui, tu comprends pas bancal ? »
« …Si tu veux, on ira à Beaubourg, les gros tuyaux rouges verts », je mimais « tuyaux ».
« Il y a des films là-bas, Guillem dans un ballet de Forsythe, du classique aussi, si tu préfères, la Belle au bois Dormant, version Noureev. C’est gratuit. Les films. Tu veux ? »
Danser c’est la moindre des choses, la moindre des politesses quand on est vivant, je voulais te dire ça, mais c’était trop difficile de l’expliquer avec le peu de mots qu’on avait en commun. Tu étais d’accord pour les films, la Danse, d’ailleurs tu étais d’accord pour me suivre partout dans Paris.
Une fois pour la Poste, une fois pour un café, puis deux fois pour le Champion, tu m’avais téléphoné, visiblement perdue dans le quartier. « Cet où le campione ? ». Une seule fois, alors vraiment une seule, on s’était retrouvées pour un sandwich à l’heure du déjeuner, dans un bistrot pas loin de chez moi.
Tu me souriais en élevant ton sandwich au dessus de nos têtes, tu le regardais par en dessous d’un air inquiet, comme s’il s’agissait d’un animal mort qu’on venait de ramasser sur le bord de la route.
« Tu le fere toi-même, cet chose », tu m’expliquais sans sourire, ton doigt posé sur la feuille de salade de mon sandwich. « Pas la payère trois euros.»
Et si je t’ai invitée à dîner plusieurs fois dès le premier mois, j’ai arrêté de te faire à manger dès que tu l’as fait toi, un soir. Tu respectais les temps de cuisson, le temps de repos des pâtes, moi je t’assistais, je séparais les blancs des jaunes, je coupais les tomates.
« Tu dois bienne lé battre les uves, tu compris ? », et le ton de ta voix faisait qu’on n’avait pas trop envie de te dire : « Ouais ouais c’est ça t’as raison », les blancs en neige devenaient la chose la plus importante dans ma tête à ce moment là, c’était très reposant.
Il fallait faire ton éducation, te montrer ce que moi j’avais appris en arrivant à 13 ans à Paris. Je te disais, mais tu ne t’en rendais pas compte, que tu étais en train d’apprendre Paris et le français avec une fausse française semi roumaine.
« Tu as une accent roumaine ? »
« Non….Je ne crois pas. Mais je ne parle pas non plus comme les Parisiens. Je parle plus lentement.»
Du coup, tu ne comprenais que moi. Quand on te rendait la monnaie à la boulangerie, au bureau de tabac, quand on croisait un voisin, tu te tournais vers moi, perplexe : « Qu’est ce qu’il me dire ? »
Je suivais tes progrès, tu arrivais chez moi un matin et ton corps se dressait en me racontant qu’« hier soir, il y a cette match de football sur la télé, cazzo, cet type débile qui fait le bruit, ONKKKKKKKKKKK » tu mimais le type qui appuie sur son klaxon, parce que « on » a gagné.
« Je pus pas dormir tu compris, je mettre à mon fenêtre pour le dire à cette mec, HE ! TU VAS LE METTRE DANS TON CULE, maintenant cette chose de bruit, il va arrêter de me cassère le couille ! »
Je craignais parfois que, comme avec un enfant, les mots que tu emploies ne soient vraiment les miens et peut-être, par exemple, que je ne m’en rendais pas compte et que je disais dans ton cule toutes les minutes.
On se découvrait des points communs, on aimait les films
et aussi les livres où les maris droguent leur femme à l’aide de yaourts empoisonnés ou de tasses de thé. On aimait les filles enfermées dans des maisons de campagne la nuit, et le moment où la caméra allait de la fille qui tenait le téléphone d’une petite main très blanche, au tueur, qui, en fait, l’appelait de l’intérieur de la maison, ce moment précis. On aimait l’aplomb de Jane Fonda, son désespoir dans « On achève bien les chevaux ».
Assises dans un café rue Condorcet, un jour d’octobre à Paris, on avait vu passer une fille en vélo, habillée en ours. Pas juste avec une peau d’ours sur elle, non, elle était bien dans une peau d’ours, avec la tête qui pendait sur sa nuque ; elle avait dû l’enlever, sa tête, pour bien faire attention aux voitures.
J’essayais de t’expliquer que ça me faisait sourire à cause d’un livre et tu m’as répondu avec encore plus de plaisir dans ta voix :
« Si! John Irving ».
C’était le moment où tu parlais à toute allure un français inédit, et tes mots approximatifs s’enchaînaient les uns aux autres, comme une petite ronde bancale. Comme quand on débute la guitare et que, coûte que coûte, on enchaîne les mauvais doigts sur les mauvaises cordes pour que ça ressemble presque à la chanson qu’on voudrait entendre, sans les cordes qui zdinguent. On se souvenait avoir été bouleversées par le roman de John Irving, l’Hôtel New-Hampshire et si on n’arrivait pas à se rappeler de la fin, il nous en restait les mêmes images.
On comparait nos phrases préférées, ce qu’elles donnaient dans les deux langues. On lançait les noms des personnages comme si on venait de se découvrir des cousins en commun. Je te disais que quand j’avais fini ce livre j’avais décidé de n’en parler à personne pendant un moment. C’était peut-être un livre moyen, ou bourré de défauts, ou pas à la mode. Je ne voulais pas me trouver un jour devant une moue sceptique ni entendre d’avis autorisés sur l’auteur. D’ailleurs avec toi, on n’a pas jaugé ce livre, ni comparé. On se l’est re dit re lu re raconté. John Irving est devenu notre vocabulario frantalien de base.
3 Comments