Nadia, pleine de grâce !
A l’heure où toutes les télévisions du monde ont orienté leurs caméras vers Sotchi, où toutes ou presque ont mis en opposition la magie des jeux olympiques, les valeurs sportives, la beauté du sport, la fierté nationale ET les violations de l’égalité des droits pour tous dans un pays autoritaire et liberticide, ce dernier roman de Lola Lafon, sorte de biographie rêvée sur la gymnaste roumaine Nadia Comaneci, semble tomber à propos.
Il est à la fois un roman sur le sport, la beauté et la perfection du corps et du geste, un hommage puissant à la gymnaste, à son endurance, à son acharnement pour vaincre et devenir la meilleure au prix de son existence entière. Il est aussi le roman d’une époque historique sombre, celle de la guerre froide, d’un système totalitaire et d’une jeune fille manipulée par le pouvoir roumain mais aussi par l’Occident, dépassée par ses performances et l’utilisation de son image de championne.
Jamais manichéen, ce roman, sans porter de jugement, explore les différentes versions, celles de l’Est, de la propagande et de la Securitate, celle des Occidentaux, partisane également, celle de l’héroïne même, en contradiction avec la narratrice (qui a grandi en Roumanie) et propose ainsi, au-delà des clichés, un récit stratifié de différentes réécritures d’un seul et même personnage, Nadia Comaneci ; mettant en évidence, par ailleurs, une construction narrative habile et de haut vol. Impressionnante, à l’image de la championne.
Avec un style empreint d’une élégance rythmée, toujours en mouvement, Lola Lafon raconte d’abord comment la petite fille devient, progressivement, sous la tutelle de Béla, son entraîneur, une athlète hors-normes, capable d’affoler les ordinateurs non programmés pour afficher la perfection. A force d’entraînements éprouvants et inhumains, de chutes et d’entorses, de régimes alimentaires drastiques et d’usage excessif de cortisone, la fillette tenace et entêtée, dans une soumission absolue, triomphe de toutes les épreuves. « Ce qu’elle accomplit ce jour-là, personne ne sera capable de le raconter, ne restent que les limites des mots qu’on connaît pour décrire ce qu’on n’a jamais imaginé. »
Elle intéresse alors le parti et le couple de dirigeants Ceaucescu, est utile à la promotion d’un système, devient arme nationale, malgré elle. Icône de la Roumanie (« elle pose […] La petite fille d’Onesti fait flamboyer la Roumanie du bout de ses chaussons ») jusqu’à son « idylle » (forcée) avec le fils du despote puis sa fuite vers les Etats-Unis lorsque la dictature tombe. Une existence racontée, librement adaptée des versions officielles, délivrée sous une plume alerte et rapide, où les mots révèlent avec force toute les tensions des muscles qui tétanisent le corps. On croit entendre les articulations craquer, le souffle court de l’athlète, ses cris d’effort, sa hargne et sa douleur, toutes les crispations infligées pour se battre, vaincre et gagner. On sent l’odeur de sueur et de magnésie, la poussière des sols. On tremble même lorsque Nadia exécute des sauts et des gestes inédits même si on pressent qu’elle ne peut plus tomber (« comme si elle ne savait plus »), Invincible et exceptionnelle.
Le texte prend à la gorge ; les phrases courtes cinglent l’esprit du lecteur, résonnent immédiatement, sans mise en garde. Le style tellement direct, captive et la lecture se poursuit, vite et sans relâche, se dévore page après page, comme une urgence.
Par cet échange fantasmé entre la narratrice et la championne, c’est aussi l’histoire d’un corps qui se dévoile avec une grande puissance et beaucoup d’émotion ; son inévitable transformation, retardée, annihilée autant que possible, appelée même « maladie », appréhendée par Nadia comme une négation d’elle-même, de sa féminité tout entière et tout aussi malmenée et reniée par les journalistes masculins et misogynes, carrément dépréciée lorsqu’elle s’apprête à devenir femme. Enfermée dans son corps, responsable de sa puberté. « Cette trahison inacceptable ». « Tu es devenue une grosse vache normale, et tes cellules graisseuses protestent, fait Béla souriant ».
Brillant, ce livre l’est aussi lorsqu’il plonge le lecteur dans la Roumanie du bloc de l’Est et la folie d’un tyran et rappelle le rationnement alimentaire, l’impossibilité d’avorter, les devoirs patriotiques insensés, la censure délirante ou la police des menstruations. Sans jamais tomber dans l’opposition simpliste Est-Ouest, Lola Lafon décrit une atmosphère particulière où les gens n’étaient pas seulement tristes et oppressés, évite toute caricature, et donne au lecteur l’impression de suivre un reportage journalistique au cœur de l’Histoire, presque en témoin.
A la fois roman d’initiation, roman de l’intime, mais aussi roman documentaire, quête de la vérité, il y a dans ce livre une diversité réjouissante. Les changements narratifs, la variété des points de vue les questionnements permanents, l’impression d’un mouvement perpétuel entraînant et remarquable participent au caractère décidemment exceptionnel de cet ouvrage. Profitez-en !
Cécile Pellerin