Paris Bucarest

Paris, années 80, j’ai douze ans, je rentre en France après plus de sept années passées à Bucarest. Au collège, les élèves me surnomment Lola-la-rouge. On me demande avec « humour » si j’ai appris trafiquer les horodateurs ou voler des portefeuilles et lorsque je porte une banale jupe à fleurs, on évoque mon style « roumain ». Les adultes, eux, me plaignent et m’imaginent dans un décor de film d’espionnage, rues ternes aux passants gris encadrés de militaires dans un perpétuel vent glacial. 2003 : mon premier roman est chroniqué dans une célèbre émission culturelle, l’animateur s’esclaffe : « elle ne doit pas vraiment s’appeler Lola Lafon mais Popescu ! J’ai lu qu’elle vient de Bucarest peut-être qu’elle joue de l’accordéon ? » (rires) 2012 : ravie d’aller à Bucarest à Pâques, je l’annonce à un ami ; perplexe, il demande : « mais qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? »

Oui, pourquoi mes parents sont-ils allés s’installer en Roumanie ? Ces jeunes professeurs de littérature française, communistes à tendance hippie, forts malheureux dans une France qu’ils trouvaient triste et étriquée, voulaient le voir de près, leur Eldorado. Très vite ils ont constaté que la Roumanie n’en était pas un. Mais ils sont tombés amoureux. De la ville. Du pays tout entier. De leurs merveilleux étudiants de l’Université de Bucarest. De la langue. La musique. La littérature. Et ils sont restés. Sans doute m’imaginez-vous cultivant pour votre pays un amour folklorique. Pourtant, il n’en est rien, mon enfance fut un peu la vôtre, bien que privilégiée et protégée par mon statut d’étrangère: je portais des rubans rouges à mes couettes et j’arborais l’uniforme de l’école primaire du quartier, je chantais des chansons à la gloire du socialisme et trouvais normal qu’il n’y ait que Scînteia en vente, je savais que notre téléphone était sur écoute, les ami(e)s de mes parents pointaient un doigt vers le plafond quand ils venaient dîner pour nous faire comprendre qu’il ne fallait pas en dire trop. Les nombreux reportages consacrés à Ceausescu à la télévision me permettaient de perfectionner mon imitation de ses discours, le dimanche, je ne ratais aucune diffusion de « Lumea Copiilor », j’aimais aller à Cocor et aussi jouer dans Cismigiu avec mes camarades de classe ; quand j’étais invitée à goûter chez elles, j’étais « la petite française qui est venue habiter chez nous », un objet de curiosité traité avec grande gentillesse. Il a fallu rentrer en France. S’habituer à cet immeuble parisien dans lequel les voisins vous saluent en détournant le regard, sans jamais vous inviter à boire un verre, même au bout de dix ans. Leur peureuse prudence. Trouver ma place dans ce pays où l’état recommande de manger quatre fruits et légumes par jour tout en faisant de Mac Do un sponsor culturel. Apprendre à demander un renseignement à un passant en parlant à toute vitesse pour court circuiter sa méfiance et éviter qu’il ne se sauve avant d’avoir répondu. Comprendre les usages de ces fêtes où tous les invités semblent suivre ce vieux conseil : « ne parle pas aux inconnus ». Bine ai venit ? Non, pas vraiment. Quand même, Paris, me direz-vous, la capitale de la mode, du bon goût…Ou peut-être : capitale de l’arrogance, de la norme, du regard en coin et du jaugeage social car si le magazine ELLE adore les magasins de vêtements vintage (hors de prix car très tendance), pas question pour autant d’avoir l’air pauvre ou plutôt…roumain : oui, « pull de roumain » est devenu synonyme de moche et pauvre dans de nombreux magazines. Mais même ici, heureusement, on a des amis. Avec lesquels, promis, on se verra vite, bien sûr, « dans trois semaines, j’ai un jeudi de libre, on se le cale ? ».  Tous et toutes entrepreneurs de leur existence, ici on n’a pas de temps à perdre, on organise. L’improvisation n’est certes pas parisienne. A Bucarest, il semble que le temps soit posé là, disposé à être vécu : tout est prétexte à engager la conversation : un bus qui tarde, une pluie soudaine, une dispute dans le métro. On jette un regard à son voisin, on soupire et…on bavarde longuement.

A Paris, entre autres choses, on ne plaisante pas avec la loi. Les différents uniformes semblent tous investis d’une mission, le contrôleur du métro comme la jeune femme de la caisse au musée Beaubourg où je me présente un jour avec un ami chômeur, il a donc droit à la gratuité. Mais s’il a bien la preuve de son statut, son attestation n’est pas à jour. « Non », nous fait la caissière fermement comme si l’avenir du musée en dépendait et qu’elle en était la PDG, elle qui touche certainement le salaire minimum. Ne pourrait-elle pas l’autoriser à rentrer, mon ami a quand même une attestation, je demande. « Pas question. Je ne fais que mon travail » répond-elle avant de menacer d’appeler la sécurité. Si cet exemple semble anodin, sa phrase, elle, ne l’est pas, qui sert d’explication à ces policiers qui traquent les enfants sans papiers dans les écoles pour les conduire en centre de rétention, allant jusqu’à présenter au procureur un bébé de 8 mois…Le sens du devoir sans doute. Ou l’obsession sécuritaire française, de droite comme de gauche. En dépit des 20.000 caméras RATP et des 10 201 autres visionnées en continu dans Paris, malgré 27.400 placements en centre de rétention, 77 544 gardés à vue en un an et 6,5 millions de personnes fichées, 65 % de citoyens français estiment la présence de la police insuffisante dans leur vie. Et pourtant, s’il faut avoir peur, c’est de la Police française. De 2002 à 2010, elle a fait officiellement plus de 80 morts, la plupart tués d’une balle dans le dos, mineurs et d’origine maghrébine. Mais les français veulent être encadrés, protégés encore et encore. Sans doute est-ce pour ceci que partout dans Paris, de grands panneaux lumineux nous apprennent que lorsqu’il fait chaud, il faut boire de l’eau. En hiver, ces mêmes annonces de la Mairie préviennent que le verglas, attention, ça glisse. Des panneaux apparus après la canicule de l’été 2003 où des dizaines de personnes âgées moururent de soif dans leur appartement en silence, aucun voisin n’avait l’habitude de s’inquiéter de ces voisins fragiles… A propos d’affichettes, celles qui, il y a un an, prévenaient les usagers du métro parisien de la présence de « roumains » (synonyme de voleur) dans les rames, ont été dénoncées par un site d’information et retirées.  Ce qui n’empêche en rien les blagues anti roumaines devenues totalement banales chez ceux qu’on nomme à tort les « comiques ». Décidément, l’humour n’est pas une spécialité française. En revanche, le sens de l’absurde roumain n’a pas disparu avec le communisme, cet humour grinçant, noir et vachard toujours prêt à moquer vos propres travers (les français, eux, moquent les travers de leurs voisins uniquement, pas les leurs) Vous protestez, vous rêvez tout de même des cafés parisiens enfumés ? Sachez qu’à Paris, les cafés vous envoient fumer sur le trottoir même lorsqu’il pleut. Et dans les fêtes, les fumeurs se regroupent tristement à la fenêtre car le parisien ne supporte plus l’odeur d’une cigarette dans son appartement. Je rêve, moi, qu’on exporte à Paris ces cafés fabuleux dissimulés dans les petites cours d’anciennes maisons bourgeoises de Bucarest, où l’on boit des carafes de limonade fraîche, abrités par les arbres calmes, tout en fumant une cigarette… Les arbres….Paris a, c’est vrai, ses Bois de Vincennes et de Boulogne accolés à des quartiers cossus et aussi de jolis petits parcs. Qui ferment tous à 20 h (17H30 en hiver). La sécurité, on vous le rappelle, la sécurité ! Les arbres de Bucarest, eux, surgissent au travers des toits des maisons abandonnées et l’herbe traverse les saignées d’un trottoir éventré, les feuillages s’installent, s’instaurent. Des arbres en pagaille, ormes, lilas, des chênes, des saules, des frênes, des peupliers et des érables, des tilleuls et des charmes emportent l’espace, concluent le temps. Et le Paris de toujours, Ménilmontant, le Paris populaire, vous enquérez vous ? Euh ? Vous avez trop regardé « Amélie Poulain » récemment ? Paris est devenu le terrain de jeu des bourgeois bohèmes (ou : bobos) et s’ils « adooorent » les quartiers populaires, c’est surtout pour y mettre fin en y installant leur nid-loft à 7000 euros le mètre carré, leurs boutiques bio chic et les maternelles privées de leurs enfants adorés aux prénoms moyenâgeux. A Bucarest, derrière les grandes places banalement H & M-isées-mondialisées se révèlent des quartiers aux boutiques disparues du paysage parisien, ces horlogers, cordonniers, couturières ; là, les maisons se serrent, toutes dissemblables, et de leurs courettes rectangulaires monte l’odeur des feuilles mortes qu’on brûle. Les habitants battent leur tapis dehors et des enfants jouent sur le trottoir. Quoi ? Mais c’est interdit de secouer son tapis à la fenêtre à Paris et les enfants ne jouent pas dehors, ils sont surveillés en permanence (la sécurité, vous vous souvenez ?)

Vous vous plaignez des chaussées de Bucarest, toujours en travaux ? C’est vrai, Bucarest ne dissimule rien de ses failles, quand l’arrogance parisienne, elle, commande que tout « présente bien ». A Paris, les câbles, on les enterre, les façades on les ravale, les chaussées sont lisses et bétonnées de frais ; à Bucarest, au passage des trams, des amas de câbles mystérieux emmêlés frémissent doucement près du ciel. Sur un des ponts surplombant la Dîmboviţa, la rambarde est écroulée sur un mètre sans que ce défaut ne soit signalé aux passants, on ne présume pas ici de la fragilité des citoyens et les trous béants d’asphalte émiettée forment des cratères que les passants évitent sans cesser de parler au téléphone. Paris est raisonnable et quadrillé comme un plan militaire, Bucarest est indécise et tourmentée comme son passé trouble, qui comporte toujours des versions multiples et enchevêtrées de la vérité historique. Encore des câbles apparents, ces doutes parfois douloureux, ce beau désordre de vos vies… J’éviterais de vous parler de votre musique, votre cinéma, votre littérature, votre musée d’art moderne, du système génial des « okazie » pour se déplacer partout dans le pays et des covrigi vendus à chaque coin de rue (peut on les exporter à Paris aussi, s’il vous plaît ?) de crainte d’être envahie de ce « dor » qui ne passe pas. Et pour vous encourager à venir quand même à Paris, j’ajouterai que lire Pariscope m’émerveille encore, avec ces dizaines de cinémas d’art et essai à la programmation pointue, sans oublier mon plaisir à dépasser les voitures en Vélib ( traverser Bucarest en vélo me semble un peu suicidaire, en revanche ) et aller de Château Rouge, le quartier africain, jusqu’à Strasbourg Saint Denis où les épiceries balkaniques côtoient les bars kurdes et les cantines sri-lankaises. Lors d’une fête à laquelle j’étais conviée au printemps dernier à Bucarest, après une énième explication de mon parcours d’Est en Ouest, une fille s’est étonnée : « mais dans un sens tu es un peu roumaine…finalement, qu’est-ce que tu fais à Paris ? » Bonne question.

http://www.criticatac.ro/21843/intre-micul-marele-paris/

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