• Archives

VOLEUSES DE FEU (EXTRAIT « NOUS SOMMES LES OISEAUX DE LA TEMPETE QUI S’ANNONCE »)

1°) Les Evénements, la semaine des événements
Comme certains appellent encore aujourd’hui les dix jours, ce printemps-là, où, sans qu’on puisse en donner une raison exacte, la ville toute entière se trouve démantibulée pour la première fois depuis l’Élection.
On a dit que le premier incendie, celui d’un centre de rétention pour étrangers, a donné un signal de départ. Ce centre dans lequel un demandeur d’asile afghan de 19 ans est retrouvé pendu. Sa demande vient d’être rejetée et son expulsion programmée pour le lendemain. Quand les autres l’apprennent, ils refusent de réintégrer leurs cellules. Le feu (parti d’un matelas) commence à gagner les étages. Plusieurs retenus réussissent à enfermer les gardiens, ils montent sur le toit où, avec leurs couvertures ils composent les lettres PAS DE JUSTICE, filmées par un hélicoptère de la télé. Et encore d’autres mots, des questions, jusqu’au petit matin où ils sont repris et reconduits dans leur cellule. Très vite, des gens se regroupent devant le bâtiment, la police les disperse ou les arrête, mais d’autres accourent et s’amassent encore après avoir vu cet alphabet nocturne de tissus. Un feu est allumé devant le centre, des bouts de bois enflammés au sol, une réponse, PAS DE PAIX. Tout ceci pourrait s’arrêter là. Mais les jours suivants, c’est une épidémie d’arrestations dans les milieux étudiants et associatifs. Les perquisitions à l’aube se multiplient. Une course au livre suspect où chaque texte est scruté, discuté, les mots interprétés.  

Alors, sans que jamais la presse n’en parle, de petits groupes sans banderoles se mettent à arpenter la ville dans la nuit. Puis, ils s’assoient et ne bougent plus. Place de la République, et sur le rond-point des Champs-Elysées, aux portes de Paris, de plus en plus nombreux, ils s’arrêtent. Sans rien demander, chaque nuit. La police les disperse violemment. Mais quand une rue est vidée, c’est l’arrondissement mitoyen qui refuse de rentrer se coucher. Ces marches s’additionnent dans plusieurs villes du pays, opaques et indéchiffrables. Parfois, certains lisent à haute voix des passages de livres déclarés « suspects ». D’autres dansent sans musique, un soir où je sors faire des courses, je croise une cinquantaine de personnes qui bloquent la Bastille, valseurs maladroits sur les pavés, les voitures collées à leurs mollets. Puis ils sortent de la ville. Se déploient sur le périphérique. Investissent les usines, se rendent dans des écoles, les lycéens s’installent dans les supermarchés où les employées s’assoient avec eux au centre du magasin après avoir ôté les antis-vols des marchandises. 

Toutes les trois nous regardons à distance, presqu’intimidées de cet accès de mouvement dans un pays alourdi de deux années de digestion. Il y a bien eu, quelques mois auparavant, un mouvement social avec son lot de revendications, de négociations et de victoires délavées, mais les sociologues perplexes ont relevé que ce conflit n’a pas été exceptionnel et que les Evènements ne sont pas forcément liés à tout ça. Personne ne parvient à trouver l’origine des Événements, pourquoi ce printemps en particulier. Et de cette façon-là.
Ces gestes illisibles car muets prennent sens au moment où ils s’accélèrent encore, un amoncellement d’étincelles qui précise et donne le rythme du mouvement. Des feux surgissent. On ne connaît pas ce qui est en train d’arriver mais on le comprend. L’odeur de brûlé infuse les rues, stockée dans l’air en permanence, l’air traversé de gyrophares et de sirènes hagardes qu’on compte comme autant d’indices. Alors, comme le dit la Petite Fille en relisant son carnet au troisième soir des Evènements, « Les limites sont transgressées- la chute est imminente-le mouvement ne part pas que du centre du corps…Il y avait plus d’un centre !! Forsythe avait tout compris avant nous!!»

 (…………….) 

De la même façon que pour parler de Danse, je m’égare dans des détails de chaussons à coudre et de tendinites, je n’ai jamais réussi à évoquer la Nuit des Incendies sans en ressentir une immense frustration, manquent toujours ces détails, instants dont je ne parviens pas à rendre compte.
Retrouver ce qui vint en premier. Quel mouvement entraîna l’autre dans l’air épais saturé de lacrymo, aussi tangible qu’un animal. Je repense aux visages croisés pendant les Evènements. Tous ces moments où nous nous sommes penchés sur le même problème, notre confrontation à des choses qu’on n’avait jamais envisagées faire de nos vies, nos gestes maladroits. Réfléchir ensemble à ce qui nous semblait le plus urgent, à quoi fallait-il s’attaquer. Régulièrement incendier des poubelles au milieu des rues pour attirer la police tandis qu’on irait ailleurs. Réfléchir au vent. Qui éteindrait ou propagerait les flammes. Réfléchir aux matériaux. Aux meilleurs accélérateurs de feu. A la bonne quantité de solvant, aux proportions de farine, de sucre et de chlorate. Aux gants à enfiler. Aux cheveux à protéger pour ne pas qu’un seul tombe à terre. Aux verres dans lesquels on ne buvait jamais là où on passait, ou alors en faisant bien attention de ne pas y apposer nos lèvres. Toutes ces nuits plus opaques que des nuits, épaisses d’obscurité, les lampadaires ayant été détruits les premiers jours pour nous rendre moins visibles aux patrouilles. Toutes ces nuits aux températures inégales, l’approche des feux un trou brûlant dans le froid immobile du ciel. On n’avait plus besoin de rentrer chacun chez soi pour savoir si les Evènements existaient vraiment, on les voyait, ces petits appels de phare se succédaient, un nuancier géant de bleu et d’orange portait les nuages qui fumaient en s’élevant, comme s’ils tiraient le feu à eux. Le couvre-feu s’emparait du silence, l’ordonnant aux rues dès dix-neuf heures, interrompu par des pointillés de sirènes qui passaient à toute vitesse. Et ce bruit des caddies qu’on poussait par dizaines sur les trottoirs, cet amoncellement de chariots qui ont renforcé les barricades.
Je crois qu’au plus fort des Evènements, il y en a eu des dizaines dans Paris. De très importantes aux grands boulevards, tenues par des centaines de gens et d’autres barricades minuscules, d’à peine quatre ou cinq personnes, aux apparences de buvettes. Certains y passaient la nuit à discuter autour d’un café. Des vieux accouraient, munis de sacs entiers de gâteaux et de fruits, s’excusant parfois de ne pas rester plus longuement, tressautant aux alertes. Les enfants s’endormaient sous des couvertures, la Petite Fille avait acheté des dizaines de marqueurs pour les plus petits, ils noircissaient l’intérieur des grandes lettres sur les affiches, tirant un peu la langue en respirant. On s’était munis de sifflets pour s’appeler de rue en rue et la Petite Fille était devenue experte, capable de distinguer un sifflet de métal d’un en plastique, près de chez Emile, c’était le métal qui prévalait.
Certains quartiers de la ville, deux arrondissements plutôt huppés, semblaient imprenables. Il y avait eu des blessés parmi les policiers qui avaient tenté de les encercler. On a parlé de plusieurs sidérurgistes qui bloquaient un boulevard à l’aide de lingots d’acier de deux tonnes transportés en fenwick, et se protégeaient grâce à des sortes de lance-projectiles qui envoyaient des débris de ferraille.
Mais une anecdote en particulier éclaire la façon dont ces quartiers tenaient : la recette du cocktail Molotov avait été donnée le matin sur une radio amateur qui émettait dans ce coin-là. Le soir même, un petit groupe de femmes de ménage et de nounous du quartier sont arrivées à la barricade. Puis, elles se sont assises et en silence ont travaillé. L’une d’entre elles mettait le sucre, l’autre la farine, puis le savon et l’essence et enfin la dernière rangeait méticuleusement les bouteilles dans une caisse. C’était un centre de livraison incroyable qui essaimait dans toute la ville.
Les premiers jours, il arrivait qu’un visage m’intrigue. Pas assez jeune. Pas préparé. Trop bien habillé. Aux réflexions naïves. Puis je me voyais à distance avec mes avant-bras sans muscles apparents, « tes spaghettis » disait Emile, mes très longs cheveux et mes ratages permanents (ne pas réussir à soulever un bidon d’essence ou une grille de caniveau, paniquer quand les lacrymos me brûlaient la peau). Je n’étais pas vraiment le genre de fille qu’on se serait attendu à trouver là. Mes pieds me faisaient mal, mon dos me faisait mal, ma gorge aussi, une migraine que je repoussais de matinée en matinée, on dormait si peu-je n’ai plus souvenir d’une vraie nuit entre notre retour du foyer social et la nuit de l’Incendie. Ni la Petite ni moi ne mangions. Parfois une bouchée de barre chocolatée, un morceau de pain, je ne sais pas si c’était la peur ou plutôt l’envie de rester en alerte, ne nous poser nulle part, rester vides et acérées, ces lignes de nos vies mortes enfin tranchées net.
Lors d’assemblées organisées hâtivement, sous des porches parfois, la Petite Fille levait la main pour prendre la parole, les épaules un peu voûtées, ses textes à la main. Comme si elle avait fait ça des milliers de fois, elle évoquait le feu « une fleur à soigner, un enfant à veiller » ! Je me souviens des regards sur elle, cette fierté que ça soit à mon oreille qu’elle vienne chuchoter. Qu’est-ce qu’on faisait tous là à protéger le feu et la nuit. Certains soirs, le manque de repos et de repères dans le temps me lassait d’un coup, je serais bien revenue quelque part en arrière. Mais je n’avais pas d’endroit où le faire, et, très vite, ce sentiment d’avoir dix ans et d’ouvrir les yeux sur une journée mouvante où n’importe quoi pourrait bien arriver me reprenait, notre sang sombre avait stagné beaucoup trop longtemps.
Abasourdis, les journaux de gauche comme de droite attendaient une direction. Une revendication. Un signe connu. Pouvoir lier les évènements à une histoire déjà racontée. Et ce qu’on sentait monter dans toutes leurs tentatives de sous-titrage de nos gestes muets, c’était leur peur. Que veulent-ils. Qui sont les leaders.
Or, personne ne voulait rien. Pas d’amélioration. D’aménagement. Rien qui s’achète. Rien qui se négocie. Repousser la conciliation, cette couche trop tiède. Rien que du feu, être réunis à frotter les corps comme des armes à recharger, les pierres et les désherbants sur les cartons, rien que faire vivre les heures, courir pour essouffler le temps, enchaîner sans pause,  rien que réapprendre le geste, tous ces mouvements perdus, et répandre la joie explosive de nos fêtes impolies, irréconciliables.
«Qu’ils le fassent. Qu’ils inspectent et commentent les Évènements. Qu’ils en cherchent les indices, des raisons. Qu’ils soulignent les mots suspects. Écrits, prononcés. Qu’ils colmatent tout ça de lois hâtives et préventives appliquées comme des compresses acides à nos vies, de petits animaux féroces lâchés entre nos jambes. L’époque est dure aux voleuses de feu, Voltairine. Bientôt, sans doute, ils diront que tout ça n’a pas existé. Ils diront de nous que nous n’avons pas eu lieu. Ils diront de nous que nous sommes un bruit qui court. Et ça n’a pas d’importance  car ils n’ont jamais pris garde aux bruissements d’ailes. »

Bookmarquez le permalien.

5 Comments

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *