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Peut-être qu’elle a dit non Mais pas non/non/non.

« Décrire ici le processus d’un dépôt de plainte, ses différentes strates, pourrait passer pour une demande de cajolement, une tentative afin qu’on me comprenne. Ni toi ni moi ne cherchons à être comprises. Nous ne nous lancerons pas dans un débat. Persuader. Aligner des arguments. Des justifications. Plaider. Donner des raisons « valables ». Comme de dire oui c’était si grave que. Ca fait si mal que
Le mot viol pour parler de ce qui semble être un couple, une paire, qui même s’est tenu la main en public, est une fantaisie dégoûtante que j’ai initiée semble-t-il. J’ai sali un homme insoupçonnable, à mon passage, parfois, les mines se font désolées et sévères, franchement, j’« exagère ».

Tu es sûre, me demande-t-on, aimablement soupçonneux.
Il n’y a pas moyen de vous arranger, nous sommes entre gens civilisés
Ça ne peut pas être si grave, il t’aime, réconciliez-vous.
Comment peux-tu lui faire ça
Il t’aime
Je ne le vois vraiment pas en train de

 J’entends : Peut-être que c’est un malentendu
Ce n’est pas son genre, enfin
Et certains, pensifs psychologues, cherchent ma faute : il a dû se passer quelque chose. Qu’est ce que tu lui as dit, qu’est-ce-que tu lui as fait pour qu’il en arrive là.
Je m’incline devant vos peurs, ces amas de trouille bâtis à toute vitesse devant moi. Je vous libère. Personne n’a envie d’apprendre que l’agresseur avait la clé et offrait des fleurs de façon récurrente. Et il n’y a rien à dire de la justice, de sa façon de régler ce genre d’histoires, comme le commente la juge qui me fait face. Il n’y a rien à dire des psychiatres du psychanalyste du psychologue qui d’une petite moue clôt la séance « En admettant que ce que vous dites-là soit vrai ». Rien à dire de rien à dire de rien des films malins qui font crier les filles d’une voix faible quand on les retourne des pornos qui font grimacer de douleur des visages de jeunes filles contre un oreiller rien à dire des films non pornographiques qui font fermer les yeux comme à des mortes aux femmes que les hommes pénètrent d’un coup rien non rien des rires dans la salle quand on sodomise un homme qui hurle comme une femme rien à dire rien des copains des amis les proches comme on dit qui ne veulent pas savoir c’est ta vie privée c’est entre vous ça t’appartient peut-être que tu t’es trompée tu te rends compte du mal que tu vas lui faire et s’il allait en prison tu te rends compte c’est sérieux quand même la prison.

Sidérée je les cherche les mots que je pourrais prononcer pour convaincre. Je cherche. Moi je tiens un sacré mélange au fond de ma gorge et bien élevée je ne le vomis jamais. Toutes les nuits je rêve que je hurle, gueule ouverte, appliquée à ne faire que semblant de crier. Comme la nuit du 14 Septembre où j’assiste vidée de moi-même, au dépeçage.

Quand mon avocat revoit ses notes cet hiver-là, il fait la grimace devant la vérité, s’efforçant de polir ainsi une version correcte de la nuit du 14 Septembre. C’est embarrassant que mon adversaire ait été en même temps mon « ami », et que son nom soit écrit à de nombreux génériques de films, insoupçonnable. Il existe des viols parfaits et d’autres non. Raconter à la police, à un psychiatre, reformuler, répéter, répondre plusieurs fois aux mêmes questions soupçonneuses. Une confrontation face à celui qu’on appellera l’adversaire est organisée dans le bureau d’une juge à la mine lassée.
Il veut bien l’admettre, la nuit du 14 Septembre, je « n’avais pas l’air bien » dit-il devant son avocate embarrassée de l’aveu. Vous l’avez clairement entendu dire non demande la juge. Il regarde son avocate en biais, elle se tend et ouvre la bouche pour parler mais il la devance.
Je n’ai pas bien compris pas entendu elle ne l’a pas dit en tout cas pas très fort.  Peut-être qu’elle a dit : non

Mais pas non/non/non.

Alors, tous ensemble, ils se mettent à compter le nombre de mes « non », évaluent la portée de la voix, la clarté de la requête de ces non(s), cette nuit de Septembre.
Ils sont rares ces moments où l’on sent quasi matériellement la fragilité des additions de ce qu’on appelle nos « idées », ces couches de croyances, bases, dit-on, de notre construction psychique, ce décor de l’enveloppe humaine, un prêt-à-vivre conçu pour ce décor démocratique. On a même pu dire, à l’occasion, qu’à la Justice, on ne croyait pas, cette évidence.
Ces mois où nous nous rapprochons l’une de l’autre le Mardi soir, j’attends les résultats, et il semble que j’aille vers mon officialisation de victime. Puis tout s’enchaîne. La chorégraphie est réglée sans moi mais sa fluidité est remarquable. D’abord, la lettre m’annonçant le non-lieu de mon « affaire » pour manque de preuves. Non-lieu ne veut pas dire que ces choses qu’on est allé porter devant des instances officielles n’ont pas eu lieu. Cela indique le degré d’importance du dommage causé. Un examen méticuleux de chairs sans cesse rouvertes d’un doigt froid qui conclurait que non, décidément non. Il n’est pas sûr objectivement que. Puisque je ne suis pas décédée du 14 Septembre et qu’il plaide l’amour fou. Je me souviens à l’annonce de ce non-lieu de tes bras fins autour de mon dos dans la rue, je ne parvenais pas à reprendre mon souffle, mon corps flanchait comme pris d’une mort subite. Le spectacle de la justice s’achève en Coda rapide, le 12 Décembre de cette année-là, quand je reçois un recommandé. Le nom d’un cabinet d’avocats sur l’enveloppe ne m’alerte pas. La lettre sera ouverte dans la rue. Elle contient deux pages paraphées. C’est une assignation à comparaître. La Justice a décidé de s’occuper de mon cas. Il y aura bien un procès au mois de Mai. Je suis accusée de diffamation et d’abus de porter plainte. Il est le plaignant. Deux pages d’un beau papier épais – ne manque qu’un sceau –, ce lourd cérémonial, ces formules éprouvées, la place prévue pour son nom, là, et le mien, ici, avec mon « chef d’accusation ». Petit papier officiel si propre, bleu si clair, avec ce cachet fier de siècles d’histoire. Et les mots employés, le plaignant, l’accusée, ce papier est un monde, une terre qui assure ses ressortissants qu’ils peuvent circuler comme bon leur semble, je vous en prie, il ne fait aucun doute que.

………………

Les femmes seulement violées ne provoquent pas d’empathie. Depuis que je vis sur l’Ile, j’ai vu plus de films que pendant toute la première partie de ma vie. Les meilleures violées meurent, saignent, leur tête va de droite à gauche sous les coups de poing d’un homme aux mâchoires serrées, elles se débattent en poussant des cris déchirants quelques instants puis succombent en saintes et regagnent in extremis leur pureté en y laissant gracieusement leur vie. À défaut de mort, il faut qu’elles puissent témoigner de tortures. Qu’on les défigure. Brûle. Mais une simple pénétration de plus ou de moins dans un sexe fait pour être ouvert. Qu’est ce que c’est.  »

lola (Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, page 75)

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4 Comments

  1. Rétrolien:La petite fille au bout du chemin… « A dire d'elles

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