On ira dans la semaine, j’irai avec vous, je lui dis. Il sort un petit carnet de sa poche, cherche une page vierge, puis, lent, sérieux, inscrit au feutre noir, Miercuri (mercredi). Je ne sais pas où m’asseoir quand on se parle. Lui reste assis sur sa valise. A côté, il y a ses deux sacs en plastiques, des vêtements. Il m’a défendu l’autre jour de m’asseoir sur le trottoir, véhément. Mais qu’est ce que vous faites, c’est SALE. Il secoue la tête, désolé de ma maladresse, s’asseoir sur un trottoir, mais qui s’assied sur les trottoirs.
Je dois accompagner Nicu à l’OFII. Il ne sait pas se déplacer dans Paris. Il a peur de quitter la rue. « Un jour j’ai voulu photocopier mon passeport et des policiers sont rentrés. Dans le magasin! », il raconte souvent, comme preuve d’une invasion, cette multiplication préoccupante de flics dans la rue.
Comme il doit rentrer en Roumanie, je veux qu’il touche les trois cents euros, d' »aide au retour ». Il ne me croit pas, pour les trois cents euros. Un matin où j’essaye de le persuader d’y aller, il me demande, suspicieux, « vous l’avez entendu à la télé? ». Je réponds, gênée: « …Non…Je n’ai pas de télé ».
Dimanche matin, on s’est mis d’accord. On ira mercredi. C’est loin? Oui, c’est loin. Bon, je laisserai la valise au monsieur des légumes, que dieu le garde
Mais ce soir, Constanza, sa femme descend la rue rapidemment, le visage fermé, un instant il me semble qu’elle va me dépasser, ne pas me dire bonjour. Je ne la vois jamais debout c’est sans doute pour ça que sa démarche m’impressionne. Elle s’en va. Ca suffit. Mal à la tête. Mal au ventre. Le dos. Ce matin la boulangerie nous a dit d’aller plus loin. Pas devant. J’ai eu trois euros. Pour la journée. Je m’en vais. Je rentre. Je repars.
Je reparle des trois cents euros vous savez, on y va demain! Son rire se saisit des trois cents euros et de ma fierté à avoir enfin trouvé quelque chose à faire, elle répète en roumain trois cents euros, puis d’un geste de la main m’interrompt avant que je n’ouvre la bouche. Stop. Arrête. « Vous avez entendu du nouveau à la radio, Charkozy, il a dit quoi? » Je me désole, je crois bien qu’il n’a rien dit. J’aurais dû chercher sur le net, mais qu’est ce qu’il a dit.
Elle resserre son foulard, satisfaite. « Asa! (Voilà!). Il n’y a pas de trois cents euros. Personne ne connaît ces trois cents euros à part vous! Et moi je ne veux pas aller dans des.. » elle jette sa main vers le haut, une spirale vers ce qui n’a pas de nom, ombres imprécises, les Institutions Françaises. « Des endroits! VOS endroits. J’ai peur qu’ils nous arrêtent là-bas. Et que je ne sois pas prête à partir. Je veux être prête. Je veux avoir mes affaires », elle me désigne ses sacs en plastique.
Je dis non il faut y aller merde ces trois cents euros quand même, elle me sourit, pose sa main sur mon épaule, désolée de me décevoir arrête, nous n’irons pas, je veux être prête. Elle lisse sa jupe comme si je n comprenais pas le roumain, soudainement, « prête ».
Je voudrais être un homme. Poser ma main sur son épaule peut-être. Promette des choses à voix basse. Etre Gregory Peck James Stewart. Frémissant d’un message difficile à transmettre mais quand même, un message. La démocratie. Les droits. Vous ne serez pas arrêtée là-bas. Je vous donne ma parole, c’est un endroit officiel.
Les gens passent, maussades et presque sauvages de chagrin. Nous poussent contre la boulangerie fermée. Alors je me tais, ravaler les images, les pourcentages, ceux-là arrêtés dans leur banque, celui-ci en allant à la poste, dans la rue à la photocopieuse à la pharmacie je ravale, un savoir épais, de la mauvaise morve.
Nous n’irons pas.
On se dit au revoir alors, je demande. Elle fait oui, on se dit aurevoir, vous habitiez où, à Bucarest? J’habitais Strada Eminescu.
« Un grand monsieur… Grand poète. » Je fais oui, Eminescu, oui c’est vrai.
Elle remonte la fermeture éclair de mon sweat-shirt, « je t’appellerai de Roumanie. Pour avoir des nouvelles. Ce qu’il dit Charkozy..pour nous ».
Eminescu
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