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LE 1er MAI (notre silence sera plus puissant que les voix que vous étranglez aujourd’hui)

« Nous n’allons pas compter les oiseaux un par un. Les pointer du doigt. Tiens, un autre qui tombe. Nous n’allons pas commenter. Bouche bée, guetter, les attendre, les oiseaux qui tombent. Cría cuervos y te sacarán los ojos. Nourris les corbeaux et ils t’arracheront les yeux. C’est un proverbe espagnol. Cessons de nourrir les corbeaux sucrés qu’on nous sert, dont on nous gave le corps.
L’autre jour, je voulais te parler de Voltairine de Cleyre et du Haymarket mais je ne suis pas institutrice et ne vaux rien sans mes notes. Je lis comme je choisis les films et cette chose-là, je ne mentirai pas, je l’ai trouvée tout à fait par hasard : la biographie de Voltairine de Cleyre a été citée dans un article de journal il y a des mois. Elle faisait partie des livres retrouvés dans l’appartement de cette fille arrêtée pour détention d’explosifs (je ne sais pas si tu as suivi cette histoire vide et folle, aucune preuve à part quelques livres, du désherbant dans le coffre d’une voiture et quelques apparitions à des manifestations post Election !). Je me lance dans les livres suspects, les films récents ayant du mal à l’être…
Ce que je voulais partager avec toi n’est qu’une petite phrase, trouvée en fouillant une histoire pleine de faux suspects, pendus, eux. Voilà. (Tu comprendras que je résume pour en venir à ma fameuse phrase.)

Le 1er mai 1886, une grève générale éclate dans plusieurs villes américaines. On s’oppose à la mécanisation du travail,  l’exploitation des enfants et on exige la journée de 8 heures. À Chicago, les trois cent quarante mille ouvriers qui manifestent sont rejoints par les étudiants et même des blanchisseuses. Le 3 mai, August Spies, un jeune libraire qui dirige le Quotidien du Travailleur, prend la parole devant la foule. Au moment de la dispersion, des casseurs de grève attaquent, les pierres volent, la police charge et tire à balles réelles. Ils tuent six grévistes et en blessent des centaines d’autres. Spies, bouleversé, court écrire un « Tract de la Revanche » (qui paraît dans le journal Alarme !), il appelle à un rassemblement pacifiste pour le lendemain au Haymarket Square. Des milliers d’ouvriers, des femmes et des enfants, et même le maire de Chicago, Carter Harrison, viennent écouter Albert Parsons, un activiste qui écrit également dans Alarme, Samuel Fielden et August Spies, tous très impliqués dans ce mouvement depuis des mois. Il commence à pleuvoir. Les gens se dispersent. Un régiment de policiers (sous le commandement du Capitaine Bondfield) surgit, encercle les manifestants restants et déclare le rassemblement illégal. Fielden a à peine le temps de finir son discours que la police charge. Et on ne sait pas d’où elle est lancée, mais il y a une explosion terrible, une bombe explose. La police tire dans la foule. En quelques minutes, sept policiers meurent et des dizaines de manifestants (lors du procès, on n’évoquera presque pas la possibilité que les policiers se soient tirés dessus, puisqu’ils étaient les seuls à être armés…).
Dès le lendemain, les flics perquisitionnent, arrêtent et interrogent des centaines de personnes susceptibles d’être proches des « meneurs ». C’est le début d’une véritable hystérie, une chasse aux sorciers anarchistes, même Voltairine de Cleyre s’égare et fustige les « poseurs de bombe anarchistes » (mais elle réalise très vite qu’il s’agit d’une manipulation…)
Le Chicago Tribune du 6 Mai 1886 demande la « déportation en Europe et l’extermination des hyènes ingrates, des loups slaves et des bêtes sauvages, en particulier des bohémiennes tigresses sanguinaires »… Des meetings sont attaqués, les journaux « sympathisants » placés sous surveillance. August Spies, George Engel, Adolph Fischer, Louis Lingg, Michael Schwab, Oscar Neebe et Samuel Fielden sont arrêtés et déclarés coupables de meurtre. Certains d’entre eux n’étaient même pas à la manifestation. Spies et Parsons l’ont quittée très tôt.

Le 21 Juin 1886, à la cour criminelle de Cook County, le procès, c’est celui de l’anarchisme. Le premier jour, Albert Parsons, qui s’était caché dans le Wisconsin, entre dans la salle d’audience et, calmement, vient s’assoir sur le banc des accusés auprès de ses amis. L’accusation (selon les propres mots du juge…) ne se fonde pas sur leur réelle participation aux actes et reconnaît que le poseur de bombes ne se trouve probablement pas dans la salle. Mais, dit l’avocat de la défense aux jurés : « La question à laquelle vous devrez répondre est surtout celle-ci : ces hommes ont-ils encouragé, conseillé et soutenu les poseurs de bombe par des écrits et des discours. » (J’ai lu pas mal de textes parus à cette époque et les anarchistes évoquaient souvent la dynamite dans leurs écrits mais surtout comme un symbole, je crois.)
 Le 19 août, ils sont tous condamnés à mort sauf Oscar Neebe, (absent de Chicago le jour du rassemblement), condamné quand même à quinze années de pénitencier… Deux d’entre eux, Schwab et Fielden, sont condamnés à perpétuité.
Louis Lingg se suicide en prison le 10 novembre, n’offrant pas à l’État le droit de lui ôter la vie. August Spies, George Engel, Adolph Fischer et Albert Parsons sont pendus le vendredi 11 novembre 1887, date devenue depuis le Vendredi Noir. Les témoins qui ont assisté à l’exécution racontent qu’aucun d’entre eux n’a eu le cou brisé et que leur mort par strangulation fut lente et terrible.
Deux cent cinquante mille personnes se tiennent silencieusement sur le parcours, et plus de vingt mille personnes marchent derrière leurs cercueils, ils chantent la Marseillaise.
On n’a jamais su qui avait lancé la bombe. Ce dont on est sûrs, c’est qu’aucun des accusés n’auraient pu le faire. Tu me diras qu’on s’en fiche, mais en 1893, le gouverneur d’Illinois John P. Altgeld, après une enquête, a demandé pardon aux survivants et condamné « l’assassine malveillance » de l’instruction du procès.

Aujourd’hui, des foules résignées marchent le premier Mai d’une république à une nation. Les mots qu’ils scandent ne sont que simulacres de menaces et de bagarres. Aucune aucune aucune hé-si-ta-tion. Il me vient quasiment des sanglots de rage quand je croise ces rassemblements circonscrits de policiers et de camion poubelles qui suivent lentement, ramassent et effacent les traces d’un désordre qui ne survient pas.
J’ai trouvé une photo du cimetière de Waldheim, à Chicago. Un monument, une stèle bien solide, de la pierre qui les tient tous là, personnages historiques assagis par l’oubli. Et gravés, ces mots, les dernières paroles d’August Spies prononcées au travers du drap qui recouvrait son visage, au moment où la trappe s’est ouverte sous lui :
« Le jour viendra où notre silence sera plus puissant que les voix que vous étranglez aujourd’hui. »

Mon silence, Voltairine, est faible et solitaire, il n’est rien qu’une non-voix banale qui a failli m’étouffer déjà. Alors, à l’aide de ce que je lis et vois ces derniers mois, je tente de le nourrir, ce silence, qu’au moins il se transforme en une masse dure, quelque chose de résistant. C’est eux ou nous Voltairine.
Pardonne-moi pour les oiseaux d’hier.

P.S
Le poème que Voltairine de Cleyre écrivit pour le martyr August Spies (« L’ouragan ») commence par cette phrase-là (qu’il adressa au juge je crois, pendant le procès) : « Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce. »

(extrait « Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce« )

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