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PROGRAMME DE LA MINISTRE DE TON INTERIEUR (cesse de négocier la longueur de ta laisse)

Comme tu es croyant. Tu crois à la rencontre qui changera ta vie, au futur, à la responsabilité citoyenne, à la crise et aux solutions. Tu crois en certains rituels, comme celui de voter pour une personne sur laquelle tu n’auras jamais plus aucun pouvoir à partir du moment où elle te représentera. En certaines évidences. Et tu commences peut-être à croire en moi.
Je te tutoie, c’est vrai, quand tu désires certainement un « nous » encourageant, un projet, qui t’indiquerait que je vais « faire quelque chose », agir. Un « Nous » que tu désires sans même savoir si mon « Nous » sera un « toi et moi » face à ces « Eux » qui t’effraient, ou plutôt « eux et moi » face à toi, et qu’alors c’est moi qui te menacerai. Comme tu es confiant. 
La croyance en un Etat aux valeurs universelles est une pathologie f-rançaise. Une fiction, toutefois, à laquelle ne croyaient plus trop mes prédécesseurs qui, depuis plusieurs années, ont tranquillement instauré un semi état de guerre civile en milieu tempéré : unités d’élite anti terroristes et couvre feu en 2005 dans les banlieues, policiers sur les lieux de grève pour « libérer les usagers » à plusieurs reprises depuis 2007 et même le RAID et le GIPN envoyés à Grenoble en Juillet 2010 pour contenir des émeutes. Plus qu’un Etat, un Empire du capitalisme sécuritaire dont les marchés-on ne cesse de penser de nouvelles formes d’emprisonnements-sont essentiels : le marché mondial de la sécurité en 2005 était évalué à 100 milliards d’euros…  
L’ennemi de l’Empire est intrinsèquement l’Intérieur : c’est ce qui pourrait arriver, survenir. Tu fais donc également partie de ceux à surveiller en même temps qu’on te demande de dénoncer les « comportements suspects ». Délation anonyme et rémunérée, opération «voisins vigilants » : tu fais preuve d’un zèle admirable, repères le pédophile, le jeune, la pute, les squatteurs, ainsi que les faux chômeurs et ces dévoreurs d’allocations mal méritées. Tu sais aussi t’auto administrer l’anesthésie nécessaire quand tu te sens « dévier » : je vais me reprendre, promets-tu…

As-tu remarqué qu’il n’y a jamais eu autant de films et de romans qui t’avertissent du danger, s’il te prenait l’envie de te détacher de l’Empire, ces contes-catastrophes qui ressassent comme à des enfants obtus qu’il est déconseillé de se pencher plus avant. Regarde-les ces hordes de cannibales dans des villes fantômes ! Ces viols, ces gueules hagardes et mauvaises, ces pilleurs meurtriers, ce déclin de l’humanité si l’organisation du pouvoir tel qu’on le connaît venait à être abattu ! S’imaginer en dehors d’un Etat est devenu inenvisageable et s’organiser autrement que sous les formes autorisées que sont les partis, syndicats ou religions, tombe sous le coup de l’association de malfaiteurs ou de bande organisée.
Jusqu’à quand croiras-tu à ce qui ressemble plus à un récit inspiré de faits réels qu’à ta réalité, cette vie semée de dangers que tu n’as jamais vus ailleurs que dans des séries américaines ? Et où est l’ennemi qu’on me demande de combattre aujourd’hui? Ces 2000 femmes habillées d’un voile intégral ? Ou ces « jeunes » (ce mot qui ne fait plus référence à l’année de naissance de celui qu’on désigne, mais à son origine incontrôlée) ? Ces roumains qu’une voix mécanique signale dans les trains comme des rats contagieux et repérables ?  Ces chiens dangereux, cette délinquance étrangère, ces institutions menacées, ces terroristes qui me sont assignés, les as-tu déjà croisés ?

Ta vie a bien mauvaise mine. C’est qu’ici, ça ne respire plus tous les jours. Pion d’une guerre civile que tu nourris de ton sage silence et dont tu imagines qu’elle ne te concernera jamais, mais toujours ces Autres, à la périphérie de ta vie, partagé entre quelques convictions humanistes de gauche exprimées dans des dîners entre amis et une soif inextinguible de sécurité. Oh, cette soif…
Malgré les 9000 policiers supplémentaires depuis janvier 2012 dans les transports en communs, qui s’ajoutent aux 3.900 habituels. En dépit des 20.000 caméras RATP et des 10 201 autres visionnées en continu dans Paris, malgré 27.400 placements en centre de rétention, 77 544 gardés à vue en un an et 6,5 millions de personnes fichées dans le pays, en dépit de ces corps neutralisés jusqu’à leur mort au Taser, éborgnés par des tirs de flash-ball, des dizaines d’arrestations préventives et assignations à résidence de dangereux « anarcho-autonomes », des tentatives d’interdiction de livres ou de chansons attentant à la sécurité du pays, tu continues, comme 65 % de tes concitoyens, à estimer la présence de la police insuffisante dans ta vie.
L’ordre, une passion f Rance et pas uniquement de droite, puisque les socialistes promettent, pour 2012, d’ajouter dix mille policiers pour un « pacte de tranquillité et de sécurité publique » et enfin parvenir à «une société qui crée de la sécurité ». Et pourtant, s’il faut que tu aies peur, c’est de la Police. De 2002 à 2010, elle a fait officiellement plus de 80 morts, la plupart tués d’une balle dans le dos, mineurs et d’origine maghrébine. Je ne mentionne ici que les morts par balle et pas ceux là qui ont sauté d’un pont, d’une fenêtre, ou encore morts électrocutés en cherchant à s’échapper tant ils craignaient les forces de l’ordre.
Mais une police est « indispensable », protestes-tu, il existe une police républicaine, de gauche ! Parles-tu de celle qui donne du monsieur, du je vous en prie, qui injecte de l’ « humain » dans ses gestes, les mêmes que ceux de ses collègues aux moindres états d’âme ? Est-ce celle à qui tu délègues les saloperies « indispensables » tout en souffrant, brièvement, d’un vertige des droits de l’homme ?
Pour ma part, je t’avoue que l’idée même d’une police de gauche me fait vomir. La police de gauche joue aux auto-tamponneuses avec les mobylettes des ados aux portes de la ville et ses gardes à vue se terminent souvent par un étrange certificat de décès, arrêt cardiaque, asthme ou crise d’angoisse. Cette police républicaine, celle qui enseigne aux collègues à mots choisis comment comprimer d’un coussin le dernier souffle des« retenus » indociles dans les avions (« la force et les moyens utilisés doivent être proportionnels à la résistance développée par l’étranger »).
Voilà pour ton mythe du bon flic, rajeuni par tes séries préférées, celles dont les héros sont de brillants spécialistes nano-technologiquement propres. Ces rois barbares, avalés, ravalés et jamais vomis, il te faudra les extirper de toi-même, ces désirs de coercition ; la f Rance que tu me demandes, celle qu’on te reconstruit dans ces films d’une immaculée nostalgie fifties, rien ne te la rendra car elle n’a jamais eu lieu, ce fantasme ouaté d’un cercueil-ventre qui t’assurerait un programme placenta.

Il me faut admettre qu’il est tentant de te considérer comme un patient, un grand malade qu’on devrait raccompagner à sa chambre et border de nouvelles mesures, encore. Mais étymologiquement, le patient est aussi le supplicié, celui qui subira une épreuve terrible et je ne saurais imaginer que c’est de cette façon que tu vivras mes quelques propositions, si j’en fais.
Je te sens déçu, effaré, même. Est-ce ainsi qu’on protègera le pays ! Pas un mot sur les dangers qui nous menacent ! Tu me toises, satisfait de me trouver si inadéquate à ce poste, utopiste. Tu as raison.
Un programme, je n’en ai pas. Des solutions, je ne te les offrirai pas. Rien. Je me propose simplement de t’aider à accepter l’idée qu’il n’y en a aucune. Et je me méfierais, à ta place, d’une personne ou d’une organisation sociale qui prétendrait en détenir une pour 65 millions de personnes.
Pour progresser en ce sens, j’ai nommé une équipe d’Erroristes qui se chargeront de rendre publiques toutes mes erreurs, mes ratés, mes doutes et surtout mes mauvais résultats.
Ne te fixe pas sur ma personne, même si tu me méprises, je ne suis rien qu’un leurre destiné à te faire perdre du temps. Bientôt je ne serai plus là. Tu auras, je l’espère, la présence d’esprit de nous chasser, car ce gouvernement, comme les autres, est « né de la force et doit périr par la force » (Hugo), fut-il enveloppé dans ce que tu appelles la démocratie. Cesse de négocier gentiment la longueur de ta laisse.  
 Tu fais la moue, sceptique, la violence ne mène à rien, répètes-tu, tout entier acquis à ces réflexes de pensée qui te font défendre depuis des années un terrorisme d’état qui garde soigneusement, lui,  le monopole de la violence et t’amène à conspuer ceux et celles qui se défendent, maladroitement et isolés et s’emparent d’armes, quelles qu’elles soient…
« Je n’ai rien fait » pourrait être ton épitaphe, ces quelques mots qui, depuis l’enfance, t’ont si souvent aidé à te faufiler habilement dans un simulacre d’existence. Cette énergie terrible dépensée à ne pas être en faute d’on ne sait même plus quoi. Et c’est vrai. On n’a rien fait. Rien tenté. Rien rêvé. Occupés à être inoffensifs à tout prix, nous empressant de nous déclarer non coupables, terrorisés de ce qui pourrait arriver si l’Ordre venait à nous pointer du doigt et mettre fin à, mais à quoi en vérité.
Alors s’il te faut un Nous, qu’il soit un Nous de récidivistes, de celles et ceux qui se mettent volontairement hors jeu. Se détraquent enfin. Sabotent leurs confortables réflexes. Se défaire d’une place de témoins, de complices par inadvertance qui assistent, dans tous les sens du terme, à toutes les bavures, ont vu votées toutes les lois les plus iniques.
Dans un pays qui se consume chaque jour un peu plus dans une passion quasi intestinale pour ses Intérieurs et l’origine nationale de ce qu’il ingurgite, de sa cuisine du terroir jusqu’à la décoration interminable de son appartement-terrier en passant par la glorification incessante de l’intérieur des femmes pourvoyeuses de descendance, enfin, se mettre en panne.
Dévier. Vers des paroles errantes et des désirs de traverse. A notre image et celle de nos désirs, aller vers un monde tordu, complexe. A-normal. Un état de déviance généralisée, d’anomalies acceptées. Il faudra partir de là, se faire insauvables, irrécupérables. Débarrassés enfin de la notion d’espoir, cet insidieux appel à attendre qu’il se «passe quelque chose,  un jour », nous irons, allégés d’un futur inexistant. Quand on n’a pas de futur on a tout son temps.

Merci aux écrits de Mathieu Rigouste (convié au ministère)

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