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FANTAISIE LITTERAIRE, LE TEXTE.

FANTAISIE LITTERAIRE Dans quelle langue écrire quand « langue maternelle » se décline au pluriel? Laquelle choisir pour lire ? Celle des pensées conscientes, de la vie quotidienne, celle des rêves, celle des souvenirs ? Depuis ma naissance, les mots me parlent bulgare, roumain et français. Et j’aime à imaginer que, par ce hasard apatride, leur sens a très vite été intimement lié pour moi à leur son, comme différentes musiques imitables, comparables. Pour cette raison peut-être, mes souvenirs importants de lecture sont liés à la musique; que celle-ci ait été la bande-son de l’époque à laquelle j’ai découvert certains livres (Jeff Buckley et Musset), ou plus directement encore, pour Patti Smith qui citait Rimbaud au dos de « Horses », album que j’ai longtemps écouté en boucle.  Passer indifféremment d’une langue, d’une rythmique à l’autre, ne pas choisir, comme je ne choisis pas entre l’écriture romanesque et les chansons. Il s’agit toujours d’ouvrir grand les bras quand les mots frappent. Il me semble parfois que les mots contiennent en eux leur forme future, certains paraissent faits pour être mis en musique, d’autres se racontent en romans. Puis, les mots me contredisent et se laissent découper en paroles de chansons quand ils sont devenus romans… J’écris pour prendre note de ce qui est en train de se vivre pendant que j’écris. J’écris pour fouiller le vivant, pour ne pas être renversée par le reste.Toutes les traces, les signes de vie nourrissent l’envie d’écrire. Les mots des autres, bien entendu, mais aussi ce qui est inscrit dans le timbre d’une voix, et la Danse, l’écriture chorégraphique de William Forsythe par exemple, la façon dont il paraphe l’espace de ses danseurs rapides.Ouvrir la bouche pour chanter comporte la même part d’imprévu que prendre un stylo : le son, comme l’imagination, est lié à l’humeur, au temps qu’il fait, aux rêves de la nuit, aux exercices effectués les semaines précédentes. On se joue des mots, on laisse filer les syllabes, on travaille leur moelleux, on les étire pour les murmurer ou les scander, ou au contraire, on appuie une consonne, on ôte une virgule et l’ambiance d’une phrase en est changée. On répète, on réécrit un texte, on désire le réinterpréter inlassablement quand il est l’histoire d’émotions inclassables et changeantes. J’ai trouvé cette histoire là dans Cercle de Yannick Haenel. Je savais qu’il y était question de Pina Bausch, et le fait d’avoir passé une partie de ma vie dans la Danse comme interprète m’a certainement donné envie de voir comment un « non-danseur » écrirait ce qui précisément n’a pas besoin du mot, puisqu’être danseuse c’est expérimenter la privation volontaire des mots, y renoncer, les rendre inutiles.   Non seulement Yannick Haenel écrit la Danse et sa routine de sauvageries quotidiennes, ses répétitions, la fatigue des corps acharnés à scruter leurs insuffisances chaque matin dans un miroir, mais, plus encore, dans Cercle, c’est lui le danseur, c’est lui qui traverse l’espace en diagonale, puis, face public, qui maîtrise son souffle pour accélérer et terminer sur un tour en l’air. Ce roman s’empare du réel, le piétine gracieusement en traçant des arabesques. Cercle ondule, embrasse toutes les formes, il scrute les signes de vie puisqu’il s’agit avant tout de « reprendre vie ». « Reprendre vie » pour nous, endormis à nos possibilités d’existence de grands vivants, et aussi, peut-être, reprendre nos vies à ce et ceux qui la transforment en banale survie. Extraire une chanson de ce roman c’était entrer dans ce Cercle sans trop déranger tout en ne restant pas spectatrice, y trouver une place. S’abandonner au récit et en chanter quelques images, comme une rêverie à voix haute.Pour découper Cercle, je l’ai relu à une vitesse « anormale » en une journée en relevant les phrases qui m’arrêtaient, comme ce leitmotiv-refrain « il est 8h07 » qui parcourt le roman. En ne tenant pas compte de la chronologie, j’ai eu parfois l’impression de faire dire ce que je souhaitais à ce texte… Maltraiter doucement un récit en l’ordonnant d’une autre façon est troublant parce que, sans le savoir, en rapprochant une phrase d’une autre, je suis peut-être proche d’un moment du travail de Yannick Haenel, d’une version antérieure du roman.  Il m’est déjà arrivé de découper plusieurs textes pour en faire une seule chanson, de glisser quelques vers d’Yves Bonnefoy entre deux phrases de Virginia Woolf, puis, Mihail Sebastian pour le refrain… A les mélanger, on s’aperçoit que Musset, le Sous-Commandant Marcos et Raoul Vaneigem se répondent. Ces auteurs que je prive d’état-civil pour ne garder que l’essentiel, leurs mots, forment une discussion amoureuse, une valse. Nous sommes, je crois, les enfants des livres que nous aimons. De Marleen Haushofer, Le mur invisible, à Nabokov et La vraie vie de Sebastian Knight en passant par Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France de Pierre Goldman et Depuis deux mille ans de Mihail Sebastian, ces livres sont « mes » livres, au sens où je leur reviens régulièrement, je n’en aurai jamais fini avec eux.Parce qu’ils dissèquent nos identités humaines, parce qu’ils demandent, parce qu’ils grattent à nos portes, qu’ils irritent autant qu’ils bercent et se confient. Parce que dans leurs mots, je retrouve cette peur qui nous tient, à avoir autant peur de mourir que de vivre presque morts.Parce que, chacun à leur façon, ils continuent de refléter leur époque et la nôtre, mais « pas comme un miroir – comme un bouclier », écrivait Marina Tsvetaieva. Encerclés, sans doute, on continuera d’avancer en pointillés dansants et nerveux, et à chanter comme des guerriers rêveurs, à mêler les formes, les mots, les harmonies, à ne pas choisir la façon dont on trace des signes de vies, tout en choisissant toujours son camp. Voici Anna Livia, née de Yannick Haenel et de do/sol/la, do/fa/la, la/mi/ré.   

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